Les ambitions africaines de Daech : quelles perspectives ?
Le 4 juin 2019, l’État islamique (EI ou Daech) a revendiqué deux attentats à la bombe qui ont blessé au moins 18 personnes dans la ville côtière de Derna, dans l’Est de la Libye, la première opération revendiquée par le groupe dans cette ville depuis 2016. Ces attaques, précédées de plusieurs autres, de moindre envergure, menées par Daech dans le Sud du pays entre avril et mai, sont une nouvelle preuve du retour opérationnel croissant de l’organisation en Libye. Cela dit, alors que Daech reste soumis à une pression importante au Moyen-Orient, le groupe a l’ambition d’approfondir sa présence dans toute l’Afrique, et pas seulement en Libye et au Maghreb. Le Sahel et la Somalie ont été les territoires privilégiés d’action de l’organisation, mais le groupe est en train de tenter également de renforcer sa présence dans des zones historiquement marginales dans la géographie du djihad mondial, telles que la République démocratique du Congo (RDC) et le Mozambique.
Le retour de Daech en Libye
Au cours des deux dernières années, l’EI a réussi à atteindre des cibles à travers la Libye, conformément à son crescendo opérationnel enregistré depuis 2017. En août 2017, quelques mois après avoir été expulsé de son ancien fief libyen de Syrte (sur la côte), l’EI a fait son retour, se réorganisant dans plusieurs zones du Sud et autour de Syrte, montrant que sa présence en Libye est loin d’être terminée. Déjà à cette époque, le retour opérationnel de l’EI en Libye était considéré comme une menace par les pays extérieurs.
Il s’est confirmé de manière significative en 2018. En novembre, le groupe a mené une attaque contre un poste de police à Tazirbu, dans le district de Kufra. Un mois plus tôt, l’EI avait revendiqué une attaque à Al-Fuqaha, dans le district de Jufra. Si ces attaques montrent la capacité de l’EI à opérer dans le Sud et dans le désert, le groupe a également réussi à atteindre des cibles dans les grands centres urbains du pays, par exemple Tripoli. Ces tendances opérationnelles montrent qu’après avoir fui Syrte à la fin de 2016, l’EI s’est réorganisé en petits groupes qui se sont dispersés en Libye, capables de frapper dans différentes régions du pays. Cette évolution a également été favorisée par la faiblesse des forces qui avaient réussi à vaincre l’EI à Syrte et qui étaient trop mal équipées pour entreprendre des opérations dans le désert. Les cellules de l’EI sont maintenant présentes dans les régions autour de Sabha, Ubari, Kufra et Al-Awaynat, en particulier dans les territoires situés dans les régions montagneuses et caractérisées par la présence de vallées éloignées. De ce point de vue, l’EI reproduit ce que les groupes d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) ont fait à la suite de l’attaque française dans le Nord du Mali en 2013-2014 : utiliser le Sud de la Libye pour réorganiser ses rangs et se diriger vers le Sahel, pour transformer ce dernier en foyer opérationnel ).
Au moment de sa montée en puissance entre 2015 and 2016, l’EI n’avait pas réussi à prendre le contrôle des principaux checkpoints et des routes commerciales pour entrer en Libye par le Sahara. Toutefois, il jouit désormais d’une certaine liberté d’action dans la région, avec l’appui des tribus arabes locales, même si l’EI en Libye lui-même est hautement internationalisé. Les combattants étrangers ont toujours joué un rôle important dans le groupe car la composante libyenne était limitée en nombre. Leur importance au sein des rangs de l’EI a même augmenté. Sur les quelque 700 membres de l’EI en Libye, près de 80 % sont d’origine étrangère selon des sources de l’Africom, avec des combattants venant également de pays comme l’Érythrée et le Ghana, et non pas seulement du Maghreb et des pays sahéliens. Le Sud de la Libye offre également au groupe un marché de plus en plus important pour le recrutement. L’organisation peut offrir de l’argent et du soutien aux migrants qui arrivent en Libye, dans leur voyage vers l’Europe . De ce point de vue, le groupe est un des agents du marché des mercenaires étrangers qui se développe en Libye depuis quelques années. Cependant, la présence de l’EI ne se limite pas au Sud. L’organisation existe toujours dans le désert méridional de Syrte, en particulier à Bani Walid et Wadi Zamzam. C’est dans ces zones que les forces de l’EI se sont retirées après la défaite de Syrte.
L’attaque de Derna est le symbole de la nouvelle réalité stratégique dans laquelle Daech opère en Libye. L’opération militaire de l’Armée nationale libyenne (ANL) lancée par le général Khalifa Haftar dans l’Ouest en avril 2019 a créé des opportunités pour l’EI dans le reste du pays. D’un point de vue stratégique, s’installer dans l’Ouest de la Libye signifierait pour Haftar un relâchement inévitable à l’Est et au Sud, car l’ANL n’aurait probablement pas les ressources humaines et logistiques nécessaires pour garantir les mêmes niveaux de contrôle . Il s’agirait d’un cas typique d’étirement excessif qui pousserait probablement certaines des forces vaincues ou marginalisées dans l’Est et le Sud à se réorganiser, surtout si la situation à l’Ouest se détériore ultérieurement, une dynamique qui pourrait amplement profiter à l’État islamique en Libye. Au-delà, Daech a l’ambition d’approfondir sa présence dans toute l’Afrique, et pas seulement en Libye et au Maghreb.
La présence de l’EI dans le Grand Sahara
Petit rappel historique pour comprendre les liens fonctionnels entre le continent et le djihad mondial : le Maghreb — la Libye en particulier — a été la première région africaine dans laquelle Daech s’est développé après son émergence en Irak et en Syrie. Cependant, le groupe a également réussi à se frayer un chemin en Afrique subsaharienne et sa présence dans les territoires situés au sud du Sahara n’est pas une totale nouveauté. En fait, l’EI a commencé à devenir un acteur africain dès les débuts de son ascension mondiale.
À la mi-2015, des groupes d’Afrique du Nord et de l’Ouest ont commencé à prêter allégeance à Al-Baghdadi. À l’origine, en mars 2015, le chef de Boko Haram, Abubakar Shekau, avait promis sa bay’ah à Al-Baghdadi et le groupe a pris le nom de Province de l’État islamique dans l’Afrique de l’Ouest (ISWAP). Toutefois, un an plus tard, ce mouvement s’est scindé en deux. Shekau était considéré comme trop extrémiste par les dirigeants de Daech, et plusieurs hauts responsables du groupe se sont séparés de ses forces. Mamman Nour et Abou Moussab al-Barnawi (fils de Mohammed Yusuf, le fondateur de Boko Haram) ont donc créé un nouveau groupe qui a attiré un nombre croissant de militants. Ils ont conservé le même nom et ils ont été reconnus par Daech officiellement. Mamman Nour aurait été tué en septembre 2018 par des membres de son propre groupe. Selon les rumeurs qui circulaient à la fin du mois de février 2019, Al-Barnawi aurait été remplacé par un inconnu, Abu Abdullah Ibn Umar al-Barnawi ).
Aux environs de la mi-2015 également, Adnane Abou Walid al-Sahraoui, un dirigeant d’Al-Mourabitoune, a également pris un engagement de bay’ah envers Al-Baghdadi. Ce serment d’allégeance a néanmoins été rejeté par le chef d’Al-Mourabitoune, Mokhtar Belmokhtar, qui l’a écarté en considérant qu’il s’agissait uniquement d’un engagement individuel, n’impliquant donc pas tout le groupe. À ce stade, Al-Sahraoui et d’autres membres d’Al-Mourabitoune pro-Daech ont fait défection pour former l’État islamique au Mali, qui a été renommé État islamique dans le Grand Sahara quelques semaines plus tard. Cependant, dans ce cas, Daech a adopté une approche attentiste et n’a accepté la bay’ah que lorsque le groupe de Al-Sahraoui s’est montré capable de mener plusieurs attaques remarquables, montrant ainsi sa valeur stratégique aux yeux de l’organisation ).
Une menace émergente en Somalie
La Somalie est une autre aire de développement cruciale pour la présence de Daech en Afrique. En 2015 a émergé l’État islamique en Somalie (ISS), un groupe dissident d’Al-Shabab, dirigé par Abdulqadir Mumin. En 2016, un autre groupe dissident d’Al-Shabab a rejoint Daech : Jahba East Africa. Considéré comme une menace plus idéologique que physique, le groupe a été créé par Mohamed Abdi Ali. Il comprenait des combattants somaliens et d’autres venus d’Ouganda, du Kenya et de Tanzanie, qui formaient le bloc des « combattants étrangers » au sein d’Al-Shabab . Sa zone d’influence a été limitée au Nord-Est de la Somalie, au Puntland, une région qui s’est autodéclarée autonome en 1998. Numériquement, Daech en Somalie fait pâle figure face à Al-Shabab ; il ne compterait que quelques centaines de combattants contre plusieurs milliers pour l’organisation affiliée à Al-Qaïda. Néanmoins, à partir de 2018, l’État islamique en Somalie a considérablement étendu ses opérations dans le pays. En mai 2019, le Commandement américain pour l’Afrique (AFRICOM) a déclaré qu’une frappe aérienne américaine avait tué 13 combattants de l’État islamique dans les montagnes de Golis. En avril, AFRICOM avait aussi révélé avoir tué Abdulhakim Dhuqub, le chef adjoint de l’organisation en Somalie. Cette focalisation des États-Unis sur l’ISS montre que l’organisation, malgré ses effectifs limités, est considérée comme une menace émergente.
Essaimer aux marges du djihad mondial
Cependant, alors que Daech reste soumis à une pression importante au Moyen-Orient et dans ses territoires « historiques » du Machrek, et malgré la reprise partielle de ses opérations en Syrie et l’escalade en Égypte, particulièrement au Sinaï , ses membres ont commencé à chercher à établir de nouveaux avant-postes et à renforcer leur présence dans plusieurs pays des zones de l’Afrique subsaharienne historiquement marginales dans la géographie mondiale du djihad. Paradoxalement, la logique qui pousse Daech à approfondir sa présence sur le continent africain est la même que celle qui a poussé le groupe à rechercher des alliés locaux au moment de son ascension : montrer qu’il est capable de mener un djihad véritablement global, avec quelques nuances toutefois.
Au moment de son ascension, Daech voulait montrer qu’il devenait rapidement un acteur mondial. Les territoires syriens et irakiens qui faisaient partie de son propre califat étaient simplement le centre d’irradiation de son influence, le point de départ de l’émergence de Daech en tant qu’acteur véritablement international et en tant que force dominante dans le monde djihadiste. À cette époque, la marque émergente « Daech » était un outil d’influence puissant, car il était exploité par des groupes et des dirigeants du monde entier qui voulaient renforcer leurs références, leur légitimité, leur pouvoir et qui devaient également défier les anciens dirigeants locaux, comme cela a été le cas au Sahel pour la séparation entre Sahraoui et Belmokhtar. Aujourd’hui, le groupe doit renforcer sa présence en Afrique pour montrer qu’il reste un acteur véritablement mondial. Malgré la défaite et les pertes territoriales en Syrie et en Irak, il veut prouver sa capacité non seulement à mener des attaques importantes en divers lieux du globe, mais aussi à exploiter les tensions ethniques et raciales, les clivages socio-économiques ou encore les faiblesses de la gouvernance locale, ainsi qu’à attirer les milices locales et à s’immiscer dans des conflits de longue durée. C’est pourquoi il s’intéresse également à des aires géographiques qui n’avaient pas été jusque-là opérationnellement prioritaires pour les organisations djihadistes, telles que la République démocratique du Congo (RDC) et le Mozambique.
Les débuts de Daech en RDC
En RDC, Daech a revendiqué en avril 2019, par son agence de propagande Amaq, l’assaut qui a visé une caserne de l’armée congolaise dans un village aux confins du Nord-Est. Cela est considéré comme le première attaque de Daech en Afrique centrale. Le groupe a établi des relations avec une organisation locale djihadiste, les Forces démocratiques alliées (ADF). Actives depuis 1996, les ADF se sont implantées dans la région du Nord-Kivu, près des monts Ruwenzori, non loin de la frontière ougandaise. Elles ont officialisé leur allégeance à Daech en octobre 2017, après avoir tué deux Casques bleus de l’ONU. Les ADF auraient changé de nom, devenant Madinat al-Tawhid wa-l-Muwahidin (MTM, « la ville du monothéisme et des monothéistes ») et auraient adopté des symboles similaires à ceux de Daech. Cependant, les liens restent particulièrement ténus et rien ne prouve que l’État islamique ait réussi à renforcer le groupe en lui fournissant de l’argent et des militants. De plus, ADF/MTM n’est que l’un des quelque 140 groupes armés actifs dans les provinces orientales du Kivu ).
Une implantation naissante au Mozambique
Au Mozambique, la présence croissante de l’EI se fait particulièrement sentir. Le Mozambique est un pays à majorité chrétienne, mais il compte une population musulmane importante, qui représenterait environ 17 % de la population, bien que certains affirment qu’elle en constituerait jusqu’à 40 %. Cette minorité musulmane est concentrée dans le Nord du pays, et c’est là que Daech avance, dans la province de Cabo Delgado. Cette zone a vu l’émergence d’un groupe djihadiste connu sous le nom d’Ansar al-Sunna (« Partisans de la Tradition »). Les habitants l’appellent également Ansar al-Sharia. Il a été créé par des partisans du religieux radical kényan Aboud Rogo Mohammed qui se sont installés au Mozambique après sa mort en 2012. Le groupe est formé de membres qui sont pour la plupart des Mozambicains, mais il comprend également des combattants étrangers de Tanzanie et de Somalie. Jusqu’à récemment, le groupe ne s’était pas publiquement engagé à faire allégeance à Al-Qaïda ou à l’État islamique. Cependant, il était clair que l’organisation djihadiste mondiale accordait de plus en plus d’attention à ses activités. Les médias pro-Daech ont diffusé des images de combattants mozambicains, en les appelant « soldats du califat au Mozambique » et déclarant qu’une déclaration d’allégeance était imminente. En juin 2019, Daech a annoncé pour la première fois sa présence dans le pays, affirmant qu’il avait réussi à repousser une attaque de l’armée du Mozambique à Metubi, un village situé près de Mocimboa da Praia. Toutefois, les forces de sécurité du Mozambique ont démenti ces affirmations en les qualifiant de propagande. Certes, il s’agissait avant tout pour Daech d’une opération de relations publiques confirmant sa montée en puissance en Afrique.
Cependant, la situation de Daech au Mozambique est légèrement différente de celle en RDC. Si Daech n’a probablement pas réussi non plus à y faire venir des combattants, de l’argent et des armes, le djihad local y apparaît plus fort et mieux organisé que les ADF en RDC. Depuis 2017, la présence d’une insurrection islamiste locale de plus en plus nombreuse et efficace a représenté un problème important pour les autorités locales. La consolidation des liens entre celle-ci et l’EI et une coordination plus étroite de leurs programmes sont susceptibles de renforcer la présence de Daech au Mozambique.
Dans sa tentative d’exploiter les situations de conflit à travers le continent africain, il n’est pas surprenant non plus que l’organisation manifeste un intérêt croissant pour ce qui se passe au Soudan, où le groupe a déjà une présence beaucoup plus établie et des liens significatifs.