"Du Cameroun à la Libye, les passeurs m'ont volé ma vie et ma femme"
*Mahdi, 32 ans,
Camerounais actuellement à Douala, est parti en 2016 sur la route de l'exil
avec sa femme, alors âgée de 23 ans et enceinte. Leur but : rejoindre l'Europe via l'Italie. Mais au bout de
neuf mois d'horreurs, il est revenu seul dans leur pays d'origine. Sa femme a
disparu après avoir été enlevée sous ses yeux en Libye. Témoignage.
[Des
passages de ce texte peuvent heurter la sensibilité de certains.]
"J'avais déjà tenté la migration, seul,
en 2011. J'étais allé en Algérie et, au bout de quelques années, je m'étais
fait refouler du pays vers le Niger. J'étais alors retourné au Cameroun et j'y
avais retrouvé ma femme que je n'avais pas vue pendant plusieurs années.
En 2016, j'ai décidé de repartir. Avec elle,
cette fois-ci. Elle était enceinte.
Un ami m'a dit qu'il y avait un réseau de
passeurs qui pouvait nous prendre en charge du Nigeria jusqu'en Libye puis nous
aider à passer en Italie. J'avais vu à la télé comment c'était en Libye, mais
le passeur m'a rassuré. Il m'a dit : 'Les problèmes, c'est pas dans toute la
Libye'. Ca m'a encouragé.
Mon ami qui m'avait parlé du réseau de passeurs
m'a dit qu'il fallait transiter par l'Algérie pour rejoindre la Libye, car la
route qui conduit directement du Nigeria à la Libye est très risquée en termes
de sécurité.
C'est ce qu'on avait donc convenu avec les
passeurs. Mais ça ne s'est pas passé comme ça.
'Dans un ou deux jours, on sera en Algérie'
On a été conduits à Agadez, au Niger. Là, on
est montés dans un 4x4. Il y avait environ 20 passagers comme nous dans le
véhicule, tous des migrants. C'était surchargé. On nous a dit : 'Dans un ou
deux jours, on sera en Algérie'.
On avait emporté des bidons d'eau, des
biscuits, de quoi manger un peu... Au début, tout se passait bien. Mais dès le
deuxième jour à rouler dans le désert, on a été à court d'eau et de provisions.
J'ai compris que ça allait être compliqué.
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A (re)lire : Entre peur, chance et
débrouillardise, le parcours d'un mineur sénégalais depuis son pays jusqu'à la
Méditerranée
Puis on s'est arrêté et on nous a fait changer
de véhicule. Nos conducteurs ont été remplacés par de nouveaux hommes. Ils
étaient armés de longues carabines, style Kalachnikov. Ils nous ont mis la
pression. On a roulé, roulé, roulé. On ne savait pas où on était, mais ce
n'était pas l'Algérie.
Les nouveaux passeurs avaient des fûts d'eau.
Ils nous donnaient un peu à boire mais pas suffisamment. Certains migrants se
plaignaient de ne pas avoir assez d'eau, ni assez à manger, ils pleuraient, ils
criaient. Ceux-là se faisaient frapper.
"Un homme est mort sur place"
La nuit, on dormait un peu sur le sable.
C'était en général à ce moment-là que les hommes [les passeurs, ndlr] venaient
prendre des femmes de notre groupe. Ils partaient avec elles. Quand elles
revenaient, elles nous disaient qu'elles avaient été violées.
Une fois, l'un d'eux s'est approché de ma
femme. Je ne pouvais rien faire pour la protéger : j'étais face à des gens
armés, dans le désert, au milieu de nulle part. La seule chose que je pouvais
faire, c'était demander pitié. Quand ils ont vu que ma femme était enceinte,
ils ne l'ont pas touchée.
Un soir après la tombée de la nuit, le
quatrième jour, plusieurs personnes ont sauté du véhicule pendant qu'on
roulait. Ils voulaient s'enfuir. Un jeune homme est mal tombé, il s'est brisé
la nuque, il est mort sur place.
Les conducteurs se sont arrêtés pour
poursuivre les personnes en fuite. Ils en ont récupéré cinq qu'ils ont frappées
avec la crosse de leurs armes. Je crois que sept autres personnes n'ont pas été
retrouvées.
"Dieu merci, ils n'ont pas violé ma femme"
Au bout de six jours de voyage, on a vu des
lumières, comme si on arrivait dans un village. C'était la Libye. Ils nous ont
mis dans des maisons, les hommes séparés des femmes. J'étais avec des migrants
francophones, des Ivoiriens, des Guinéens, plein de nationalités mélangées.
On nous a dit qu'on était
en Libye et qu'on allait devoir payer pour pouvoir aller à Tripoli. On était
emprisonnés. On m'a dit : 'Si tu ne donnes pas l'argent, on va vendre ta
femme'. Je n'avais pas les 600 000 francs CFA [environ 900 euros] qu'ils
demandaient pour ma femme et moi. Ils m'ont attaché avec des cordes. Ils me
fouettaient à longueur de journée.
Je ne voyais pas ma femme
mais je sais qu'à partir d'un moment ils ont commencé à taper sur elle aussi. Dieu merci ils ne l'ont pas violée, mais ils
l'ont beaucoup tapée.
Après deux semaines, j'ai appelé un cousin au
Cameroun et je lui ai expliqué la situation. Ma famille a réuni l'argent et on
a pu retrouver la liberté.
Les passeurs nous ont amenés à Tripoli. Là,
tout a recommencé. On a été à nouveau enfermés, cette fois-ci dans un grand
entrepôt. Il y avait plus de mille personnes là-dedans, des femmes, des
enfants, tous des migrants.