Élection américaine : une attente qui pourrait être pire que celle du duel Bush-Al Gore, selon la spécialiste des États-Unis Marie-Christine Bonzom
L'élection présidentielle américaine se décidera-t-elle devant la justice ? Alors que le dépouillement des bulletins se poursuit mercredi 4 novembre, Donald Trump a déjà revendiqué la victoire et dénonce des fraudes électorales. "Le contentieux peut être développé par Donald Trump, mais aussi par Joe Biden dans plusieurs États indécis : la Pennsylvanie, le Michigan, le Wisconsin, mais aussi la Géorgie et peut être d'autres États comme le Nevada", déclare ce mercredi sur franceinfo Marie-Christine Bonzom, politologue, journaliste, spécialiste des États-Unis.
franceinfo : Vous avez couvert sept élections présidentielles américaines, on est là dans l'inédit?
Marie-Christine Bonzom : On est dans l'inédit et en même temps pas tout à fait. C'est ainsi que les choses se passent en général, il faut attendre que le dépouillement ait lieu, et bien souvent cela prend du temps et on voit qu'à la faveur du temps un candidat peut être en tête dans tel État et ensuite se retrouver mené. Ce qui est inédit, c'est la réaction de Donald Trump cette nuit, quand il a dit qu'il déclarait la victoire alors qu'hier, il avait dit qu'il ne le ferait pas avant le scrutin. Et ensuite, quand il a dit qu'il irait jusqu'à la Cour suprême pour contester et faire arrêter surtout le dépouillement des bulletins, c'est là où, effectivement, on est en terrain inconnu. Je dirais que c'est l'an 2000, c'est-à-dire [George W.] Bush- [Al] Gore, mais à la puissance six ou neuf, c'est à dire à la puissance des États indécis qui sont encore à déterminer à l'heure où nous nous parlons.
Vous faites donc le parallèle avec l'élection présidentielle de 2000 où effectivement il avait fallu attendre plusieurs mois avant de connaître le nom du président élu, le républicain George W. Bush?
Tout à fait. Il y a effectivement une incertitude, et les candidats, qui, évidemment, ont des armadas de juristes et d'avocats s'en sont servis avant le scrutin et s'en sont servi après. La différence avec 2000, c'est essentiellement la controverse et le contentieux entre George W. Bush et Al Gore qui se situait essentiellement dans un État et encore dans quelques comtés de cet État, en Floride. En 2020, le contentieux peut être développé par Donald Trump, mais aussi par Joe Biden dans plusieurs États indécis : la Pennsylvanie, le Michigan, le Wisconsin, mais aussi la Géorgie et peut être d'autres Etats comme le Nevada. Pour faire appel à la Cour Suprême [ce que veut Donald Trump], il faut passer par le système judiciaire de l'État dans lequel on conteste, puisqu'il faut se rappeler et se replacer dans le système électoral américain : c'est un système électoral qui est prévu dans quelques détails assez minces dans la Constitution des États-Unis, la Constitution fédérale, mais les opérations de vote sont décidées au niveau des États. Quand un candidat à la présidentielle, Joe Biden ou Donald Trump, veut faire une contestation, il s'agit de contester d'abord dans l'État où la contestation est motivée, et donc, il faut d'abord aller un juge de première instance, puis la Cour suprême, éventuellement de cet État, et ensuite jusqu'à la Cour suprême fédérale, c'est à dire la Cour suprême des États-Unis, qui siège à Washington.
Donald Trump évoque des "fraudes", est-ce que ça a déjà eu lieu dans l'histoire du pays?
Il n'y a pas de fraudes extrêmement répandues, contrairement à ce qu'a dit le président Trump, mais il y a des fraudes, c'est incontestable. D'ailleurs, il y a quelques années de cela, une rapporteure de l'ONU s'était baladée à travers les États-Unis pendant une campagne présidentielle et avait fait un rapport qui était assez accablant. En 2016, pendant les primaires démocrates, Bernie Sanders a accusé le camp Clinton d'avoir pratiqué des irrégularités, notamment dans l'État de New York, dans sa ville de New York et même carrément dans son quartier de Brooklyn. Donc, on voit qu'il y a des risques de fraude. Le système américain prévoit ce fameux vote par courrier et par correspondance qui, en France, est interdit depuis 1975. Et pourquoi est-il interdit en France depuis 1975 ? C'est que si le vote par correspondance n'est pas frauduleux de manière très courante, il est absolument évident, et les études l'ont toujours montré en science politique, que le vote par correspondance se prête plus à la fraude que le vote en personne le jour du scrutin aux bureaux de vote, devant des assesseurs.
Les irrégularités les plus fréquentes dans le système américain ont lieu lors des inscriptions sur les listes électorales.
Marie-Christine Bonzomà franceinfo
En effet, contrairement à la France. Là aussi, les Américains ne reçoivent pas une inscription automatique sur les listes électorales. Il faut qu'ils fassent la démarche et bien souvent, vous avez environ un quart des électeurs américains qui sont totalement déconnectés de la chose politique et qui ne sont même pas inscrits sur les listes électorales.
Cette menace de recours à la Cour Suprême de la part de Donald Trump, ça met clairement de l'huile sur le feu ?
Le simple fait de mentionner un recours à la Cour suprême pour stopper le dépouillement est évidemment inhabituel et irresponsable de la part de Donald Trump, et même très peu stratégique de sa part. Il aurait pu et aurait dû dire quelque chose de plus stratégique, comme par exemple "il n'y a pas eu de raz de marée démocrate, au contraire, il y a une dynamique en faveur du camp républicain". On voit cette dynamique non seulement dans ses chiffres à lui, bien sûr, avec sa victoire très inattendue, en tout cas pour les sondeurs en Floride, mais on la voit aussi au Sénat, où les républicains vont certainement conserver la majorité. Et en cas de victoire de Joe Biden, cela rendra la vie très difficile à un président Biden. Donald Trump aurait pu signaler évidemment qu'il a également des gains à la Chambre des représentants. Les républicains ont déjà repris quatre sièges aux démocrates à la Chambre. Il n'a pas dit tout cela, il aurait pu également exprimer son sentiment, comme Joe Biden, qu'il sentait la victoire venir de son côté. C'était tout à fait naturel de la part d'un candidat. Quand on fait appel à la Cour suprême, pour arrêter un dépouillement, évidemment, il y a quelque chose qui cloche un peu.