Intérêts
mutuels: Quelle est la position du pouvoir politique face au soufisme dans
les pays arabes ?
Les relations entre les soufis et le
palais royal au Maroc, se sont développées aux temps des Rois Hassan II et
Mohammed VI. Ce dernier considère le soufisme comme une véritable force
populaire qui garantit la stabilité des familles et leur soutien aux
autorités politiques. C’est pourquoi il soutient financièrement les soufis.
• Aboul Fadl Al-Isnawy, expert en études du
nord du Maroc
Les relations entre le soufisme et les
régimes politiques dans les pays arabes, sont basées sur les intérêts
réciproques. Depuis des décennies, les politiques ont toujours tenté
d’attirer les adeptes du soufisme pour bénéficier de leur soutien politique
et du maintien de la stabilité sociale, et parfois pour servir de rempart
contre les mouvances religieuses rigoristes et fanatiques. Le soufisme de
son côté bénéficie d’une assistance matérielle – subventions du
gouvernement par l’entremise d’un ministère en charge des affaires religieuses
– étant donné que dans certains pays, le soufisme est régi par des lois que
sont chargés d’exécuter des Conseils élus, à travers une assistance morale
consistant à permettre l'apparition dans les médias publics des adeptes du
soufisme, ainsi que la célébration des séances d’adoration et des mouleds
dans l’espace public.
Même si les relations entre les deux
parties se basent sur une mutualité des intérêts, c’est le pouvoir
politique qui demeure la partie la plus puissante. Pourquoi, à l’exception
du Maroc, les tendances soufies ne bénéficient-elles pas d'accord avec les
gouvernements depuis les révolutions arabes de 2011, afin qu’elles
recouvrent leur place dans les sociétés arabes ? Et quelles
seront la forme et l’orientation de ces relations dans le futur ?
• Positions similaires
La forme des relations entre le soufisme
et les régimes arabes ces derniers temps, révèle des points similaires pour
tous ces pays dont certains veillent à consolider les relations avec le
soufisme pour des raisons de circonstances suite aux révolutions de 2011.
Il est possible de prouver l’existence des points similaires dans les
relations entre les régimes qui se sont succédé et le soufisme en se
servant, comme exemple, des quatre régimes arabes différents aussi bien par
leur longévité que par leur forme et les références du parti au pouvoir. On
retiendra l’Egypte comme modèle où les régimes politiques ont changé plus
d’une fois notamment après les révolutions, le Maroc comme modèle de
système politique différent, le Soudan comme modèle ayant un parti
politique à référence religieuse et l’Algérie comme modèle de longévité du
régime avec Abdel Aziz Bouteflika.
(*) Le modèle égyptien
Les rapports avec le soufisme n’ont pas
changé, en Egypte, du président Gamal Abdel Nasser jusqu'au président
actuel Abdel Fattah Al-Sissi, même si les raisons ne sont pas les mêmes. La
position de l’ex-président Hosni Moubarak n’est pas très différente de
celle de son prédécesseur Anouar Sadate. Du temps de ce dernier, le
soufisme régnait sur la scène religieuse égyptienne. Tous les responsables
veillaient à prendre part aux célébrations des mouleds organisées par les
soufis. Le président Sadate soutenait le soufisme au point qu’il a écrit un
article pour le magazine du soufisme lors de son lancement. Pendant le
règne de Moubarak, le soutien au soufisme s’est diversifié en assistance
matérielle – quoique modique – qui s’est traduite par la création du
Conseil Suprême du Soufisme par la loi 18/1978 en vertu de laquelle, une
partie des fonds de la caisse des vœux était allouée aux mouvances soufies ;
et en assistance morale qui consiste à couvrir par les médias publics, les
célébrations des soufis et la participation des autorités publiques
auxdites célébrations.
Pendant le règne de Gamal Abdel Nasser,
la position du régime était plus rigoureuse. Le président tenait d’une main
de fer les mouvances soufies afin de profiter d’elles au maximum. Avec le
président actuel, le modèle est plus proche des dix dernières années de
Moubarak même si on remarque une légère augmentation des soufis dans les
institutions de l’Etat à l’instar du Parlement. Ainsi les relations entre
le régime et les mouvances soufies sont basées sur l’apport du régime en
soutien moral pour redorer le blason du soufisme dans la rue égyptienne et
combler le vide laissé par la confrérie des Frères musulmans.
(*) Le modèle marocain
En dépit des similarités qu’on observe
dans les relations entre le soufisme et les pouvoirs politiques dans les
pays arabes, il faut relever que le modèle marocain est le plus développé
du fait qu’il évolue simultanément dans les deux aspects de soutien, moral
et financier sous forme de dons. Il est évident que les relations entre le
palais royal et les mouvances soufies ont connu une nette amélioration des
temps des Rois Hassan II et Mohammed VI. Considérant le soufisme comme une
force populaire qui garantit la stabilité, le Roi Mohammed VI a entrepris
de financer les mouvances soufies comme on finance les partis politiques.
L’on peut dire que la profondeur des
relations entre le palais royal et les mouvances soufies et les aides dont
jouissent ces dernières depuis ce qu’il est convenu d’appeler le printemps
arabe en 2011, ont donné des résultats positifs très rapides que les
observateurs ont confirmés dans la position de la mouvance "Al
Boudchichiya" qui avait demandé à ses adeptes à voter en faveur de la
Constitution de 2011.
(*) Le modèle algérien
De tous les présidents algériens qui l’ont
précédé, Bouteflika est celui qui a eu les liens les plus étroits avec les
mouvances soufies, du fait que lui-même est adepte de la mouvance "Al
Darqawiya Al Habriya", en vogue dans la région de Tlemcen, sa terre
natale. Il est également rapporté par certains observateurs qu’il aime
prendre les bénédictions des soufis et que, peu avant les élections
présidentielles de 1999, il a effectué une retraite spirituelle d’une
semaine dans la région d'Adrar au nord de l’Algérie, suite aux
recommandations d’un cheikh de la ville de Nadroma à Tlemcen.
Les rapports particuliers de Bouteflika
avec les mouvances soufies ont suscité un soutien considérable du soufisme
de la part des leaders politiques, des militaires, des policiers, des
leaders des partis politiques (Le Front de Libération Nationale - FLN - au
pouvoir et le Parti du Rassemblement National) Le soutien qu’accorde le
gouvernement aux mouvances soufies sont d’ordre moral – permission d’une
large visibilité dans la société – et d’ordre matériel : rénovation
des lieux de culte soufis.
(*) Le modèle soudanais
En dépit de l’absence d’une assistance
morale ou financière du gouvernement en faveur des mouvances soufies, il a
été constaté ces derniers temps, un changement positif de la position des
autorités face aux mouvances soufies notamment après leur allégeance
précoce au président El-Bachir pour les élections présidentielles de 2020.
En mars 2018, le président El-Bachir avait rencontré certains de leurs
cheikhs afin de les remercier pour cette allégeance et leur annoncer le
soutien du gouvernement en faveur des soufis qu’il considère comme le
modèle islamique le plus modéré.
• Justifications claires
Les justifications fournies par les
régimes arabes dans leur soutien aux mouvances soufies, sont très proches
les unes des autres. Le soufisme considéré comme le courant le plus
puissant face aux groupes islamiques et comme lobbys sociaux très puissants
pouvant être exploités en faveur des régimes par la promotion de leurs
politiques et garantir ainsi l’allégeance des tribus qui constituent la
base populaire du soufisme dans les pays arabes.
En Egypte, les mouvances soufies ont
soutenu le président Moubarak dans sa lutte contre les groupes islamistes,
alors que le président Sadate les encourageait à affronter toute sorte de
danger venant des forces politiques et sociales qu’il considérait comme
menace pour l’Etat. Le président Nasser les a utilisées pour parvenir aux
couches sociales les plus démunies en zone rurale, pour combattre les
Frères musulmans et comme base de propagande populaire pour soutenir sa
politique extérieure du panarabisme. Les justifications du président
Al-Sissi ne sont pas différentes de celles de ses prédécesseurs. La plus
importante de ces justifications est de diffuser une notion modérée et
équilibrée de la religion face au fanatisme et au terrorisme.
Au Maroc, le Roi les soutient pour
acquérir la légitimité à combattre les mouvements fanatiques, outre la
promotion de sa politique intérieure et extérieure étant donné que
les mouvances soufies constituent une force diplomatique spirituelle très
influente dans les sociétés environnantes. Le Roi s’appuie sur les
mouvances soufies pour concurrencer les autres pays de l’Afrique de
l’Ouest.
En Algérie, la justification est de créer
un phénomène social autour du régime politique en plus de la lutte contre
les courants fanatiques et extrémistes qui avaient fait sombrer l’Algérie
dans un bain de sang depuis 1992.
• Scénarios possibles
De manière générale, il semble que les
mouvances soufies n’ont pas établi de plan spécial en vue de se développer
et d’approfondir leurs relations avec le pouvoir politique dans les pays
arabes, en dépit du fait que les circonstances actuelles s’y prêtent
favorablement sachant que ces pays font face aux groupes religieux qui les
traitent de mécréants et cherchent à les combattre, et que certains
dirigeants s’attellent à faire évoluer le discours religieux prônant la
modération et le juste milieu qui constituent la base de leurs visions
idéologiques et sociales.
A la lumière de ce qui précède, l’on peut
juste prédire qu’il n’y a que deux scénarios possibles pour les mouvances
soufies dans leurs relations avec les régimes politiques des pays arabes.
• Premier scénario : La continuité et
la stagnation de la nature des relations entre les mouvances soufies et les
régimes. Si les mouvances soufies ne tirent pas profit des circonstances
actuelles – à causes de leurs différends et leurs divergences – pour
s’approcher davantage des pouvoirs politiques pour une meilleure collaboration,
il est fort probable que ces mouvances finissent par être ignorées par les
autorités ou que les assistances dont elles bénéficient soient réduites car
il sera constaté leur échec à combler le vide laissé après les groupes
islamistes extrémistes. Ce qui se passe en Egypte depuis la révolution du
30 juin 2013, est l’illustration parfaite de ce scénario. La carte d’expansion
du soufisme a positivement changé depuis lors, mais ce changement a été de
courte durée. Le soufisme a retrouvé sa place centrale dans le Grand-Caire.
• Second scénario : La baisse du
niveau des relations entre les deux parties, puis la réduction de l’aide
financière et morale en faveur du soufisme dans certains pays arabes. Ce
scénario de dégradation du soufisme – pas dans tous les pays arabes mais
dans certains – conduirait à une prise de position négative de la part des
régimes, notamment en Egypte où il est censé se produire car le soufisme ne
joue plus le rôle de promoteur des politiques de l’Etat qu’il jouait auparavant.
En conclusion, l’on peut dire que les
circonstances actuelles sont les meilleures que peuvent saisir les
mouvances soufies en vue d’améliorer leurs relations avec les régimes
politiques dans les pays arabes, et d’en profiter aussi bien moralement que
financièrement d’autant plus que la plupart de ces régimes ont déjà
émis des messages très clairs à l’attention des soufis sur la
nécessité d’apaiser les réclamations sociales et de combattre l’idéologie
extrémiste.
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