Barrage éthiopien sur le Nil : la discorde entre le Soudan, l'Égypte et l'Éthiopie perdure
D'une hauteur de 145 mètres et d'une
capacité de 74 milliards de mètres cubes d'eau, le grand barrage de la
renaissance GERD que construit
l'Éthiopie est appelé à devenir le plus grand barrage hydroélectrique en
Afrique. Addis-Abeba estime ce projet légitime et indispensable à son
développement économique. Les deux pays, en aval, font entendre leurs
désaccords. Le Soudan et l'Égypte mettent en avant la crainte que ce barrage ne
restreigne leurs ressources hydriques (l'Égypte dépend à plus de 90% du Nil
pour ses besoins en eau). Khartoum et Le Caire évoquent également leurs droits
historiques alors qu'Addis-Abeba prône une égalité des droits pour tous les
pays du bassin du Nil. Les négociations entre les trois capitales n'avancent
pas, mais les questions techniques liées au remplissage du barrage, ne
masquent-elles pas des motivations géopolitiques plus importantes ?
Entretien
avec David Blanchon, agrégé de géographie, professeur à
l'université de Nanterre, actuellement en délégation CNRS auprès de l'IRL
Iglobes, de Tucson, Arizona. Auteur de Géopolitique de l'eau : entre
conflits et coopérations, aux éditions Le Cavalier bleu.
Écouter
David Blanchon : "il y a un contexte géopolitique qui va bien au delà des
questions techniques de remplissage du barrage"
David Blanchon : "il y a un contexte
géopolitique qui va bien au delà des questions techniques de remplissage du
barrage"
Où en sont les discussions
aujourd'hui ?
Il
y a deux questions en fait. Il y a une question technique, les Égyptiens
veulent un rythme de remplissage lent de vingt-et-un ans, les Éthiopiens
veulent un rythme plus rapide avec un remplissage du barrage en sept ans, et là
les Éthiopiens agissent de façon unilatérale en commençant le remplissage sans
même avoir d'accord, ce qui crée évidemment des problèmes. Mais derrière cette
question technique qui serait assez facile à résoudre, je pense qu'il y a
vraiment une opposition de fond dans le bassin entre l'Égypte en aval qui
dépend du Nil à 98% et l'Éthiopie, en amont, qui s'affirme comme une puissance
émergente au niveau continentale. Il existe donc deux niveaux de
discorde : un technique et un autre géopolitique surtout.
Si l'on prend d'abord l'aspect technique,
dans quelle mesure le barrage éthiopien de la renaissance pourra-t-il modifier
le débit du fleuve comme semble le craindre le Soudan et l'Egypte ?
Le
but du barrage hydroélectrique est de produire de l’électricité donc de laisser
passer l'eau. A terme, lorsqu'il sera rempli, a priori, sa modification sur le
débit des eaux en Égypte sera relativement faible, surtout qu'il existe déjà un
barrage au Soudan et qu'il existe en Égypte le barrage d'Assouan depuis 1970
qui régule largement le fleuve. Le problème est le rythme de remplissage entre
sept et vingt-et-un ans, mais là encore, c'est surtout un prétexte de
renversement de l'hégémonie dans le bassin du Nil. L'Égypte était une puissance
que l'on appelait une puissance hydrohégémonique qui affirmait sa
domination sur le bassin du Nil et qui faisait référence à des traités de
1929 et de 1959, en disant qu'elle avait des droits sur le Nil alors que
l'Éthiopie mène une politique de contre hégémonie et dit, en fait, que tous les
États du bassin sont égaux et qu'elle a le droit de maîtriser les eaux dans son
territoire avec ce grand barrage.
Pour
l'Éthiopie, il s'agit de s'affirmer comme la grande puissance hydroélectrique,
énergétique, de cette partie du continent, c'est-à-dire à la fois pour le
Soudan, pour le Kenya, pour l'Ouganda et avec cette production hydroélectrique
s'affirmer comme une puissance industrielle émergente avec l'appui de la Chine.
Il existe donc un contexte géopolitique qui va bien au-delà des questions
techniques de remplissage du barrage.
"L'Ethiopie a un réseau d'alliances
suffisant pour éviter tout conflit"
La question du Nil, telle qu'elle se pose
aujourd'hui, peut-elle aboutir à un conflit direct ou indirect ?
C'est
très improbable, parce que l'Égypte n'aurait absolument aucun soutien si elle
se lançait dans un conflit armé avec l'Éthiopie. L'Éthiopie a pour sa part mené
un réseau d'alliances à la fois locales et avec la Chine également et même dans
l'édification de ce barrage à laquelle participe une entreprise italienne et
Alstom qui fournit les turbines. Il y a donc un réseau d'alliances suffisant
pour éviter tout conflit.
Maintenant,
l'Égypte a un autre problème assez grave lié à la question de l'eau mais aussi
à la question agricole et foncière et là on pourrait presque dire que cet
affrontement verbal avec l'Éthiopie est là pour masquer ces problèmes
extrêmement importants.