En Libye, des jeunes osent reprendre la rue sans passer par les armes
A Tripoli, des centaines de
manifestants défilent depuis plusieurs jours contre la corruption et la
faillite économique du pays. Leurs marches ont été violemment dispersées. D'autres
villes connaissent des rassemblements.
Malgré
la guerre, la crise financière, malgré l’épidémie de Covid-19, malgré la
chaleur implacable de ce mois d’août, malgré surtout la lassitude de huit
années d’un long effondrement du pays depuis la chute de Kadhafi, ils sont
sortis. Dimanche, de jeunes Libyens ont repris les rues de la capitale pour
crier leur colère. Ils étaient quelques centaines, certainement plus d’un
millier.
Sur les réseaux sociaux, des rêveurs ont osé parler
d’un nouveau Hirak («mouvement») du monde arabe. On en est très loin. La foule
était clairsemée, les slogans disparates. N’empêche, les manifestants sont
venus de tous les quartiers de Tripoli pour converger vers la place des
Martyrs. Ils sont surtout ressortis le lendemain, et encore le surlendemain.
D’autres marches ont eu lieu dans les villes de Misrata et Zawiya (ouest), à
Sebha (sud) ou Barqa (est). Avec comme point commun la critique de la corruption
des autorités, la fatigue
des coupures d’eau et d’électricité, de plus en
plus longues et éprouvantes, l’humiliation des files d’attente de plusieurs
kilomètres pour acheter de l’essence dans un pays réputé baigner dans le
pétrole.
Pillage en règle
A Tripoli, le défilé de dimanche a été violemment
dispersé par un groupe armé. L’ONU a demandé l’ouverture d’une enquête. Selon
Amnesty International, «au moins six manifestants ont été enlevés et
d’autres ont été blessés après que des hommes en armes ont tiré à balles
réelles». L’ONG de défense des droits humains a
recueilli plusieurs témoignages directs sur le déroulement des événements : «Vers
19h30, des hommes non identifiés en treillis ont ouvert le feu sur la foule
sans avertissement, utilisant des fusils automatiques de type AK et des pick-up
dotés d’armes lourdes.» Amnesty soupçonne la puissante
brigade Nawasi d’être à l’origine des tirs.
Ce groupe armé, qui opère dans la zone du front de
mer, est l’une des quatre milices qui composent le «cartel de
Tripoli» – une alliance de brigades nées pendant ou
juste après la révolution de 2011. Elles sont théoriquement placées sous l’autorité
du ministère de l’Intérieur du gouvernement d’union nationale, reconnu par les
Nations unies. Elles jouissent en réalité d’une grande autonomie, exerçant un
chantage continu sur le gouvernement qui dépend d’elles pour assurer sa
sécurité. En échange de cette «protection», les milices sont accusées de se
livrer à un pillage en règle des deniers publics. Nombreux sont les
manifestants à dénoncer leur responsabilité dans la paralysie générale des
services publics et de l’administration libyenne.
Commode couvre-feu
Jeudi, le ministre de l’Intérieur, Fathi Bashagha, a
tenu à «mettre en
garde ces groupes armés s’ils tentent de porter atteinte à la vie des
manifestants, de les intimider ou de les priver de leur liberté», se
disant prêt «à
recourir à la force pour protéger les civils face à la brutalité d’une bande de
truands» – sans préciser quelle force il pourrait bien
employer. Il n’a pas explicitement nommé les responsables, pourtant «connus
ainsi que les organes officiels dont ils dépendent», a-t-il dit.
Le Premier ministre, Faïez el-Serraj, avait lui-même répondu aux manifestants
lundi dans une allocution télévisée solennelle, où il a rappelé le «droit
légitime» de tout Libyen à s’exprimer. Dans un élan de
contrition, le chef du gouvernement a reconnu sa «part de
responsabilité» dans la crise actuelle et promit un
remaniement ministériel très prochainement.
Faïez el-Serraj a toutefois annoncé mercredi un
couvre-feu d’une durée de quatre jours, chaque soir à partir de 18 heures et
pour l’intégralité des journées de vendredi et samedi. Officiellement, la
mesure est prise au titre de l’urgence sanitaire, l’épidémie de Covid-19
connaissant une nette accélération en
Libye (le nombre de cas a doublé ces deux dernières
semaines). Mais comme pour l’Algérie voisine, les manifestants y voient surtout
une manœuvre commode pour étouffer la contestation. Mercredi soir, les plus
obstinés des marcheurs ont été rapidement dispersés.
Mardi,
dans les rues de Tripoli. Photo AFP
Bribes de vidéos
A Syrte, ville du centre du pays proche
de la ligne de front, sous contrôle de l’armée nationale
libyenne (ANL) du maréchal rebelle Khalifa Haftar, la répression semble avoir
été plus dramatique encore. L’ONG Libya Crimes Watch a dénoncé «l’utilisation
excessive de la force et les tirs à balles réelles contre les civils, l’assaut
contre des maisons, menés par des unités de l’ANL». Elle a
recensé «un
mort, sept blessés et des dizaines d’arrestations» mardi. Les
réseaux mobiles et internet ont été coupés, rendant impossible la vérification
des informations. Des bribes de vidéos montrant une foule massive ont filtré
sur les réseaux sociaux.
Les
rassemblements de Syrte semblent cependant d’une autre nature que ceux de
Tripoli. Ils tireraient leur origine d’une querelle entre les puissantes tribus
Ghaddafa (celle de Mouammar Kadhafi et de son fils Saïf al-Islam) et Ferjan (à
laquelle appartient Khalifa Haftar), toutes deux bien implantées dans la zone.
Leur alliance de circonstance, face au gouvernement d’union nationale de
Tripoli, serait sur le point de se déchirer, selon des observateurs.
Fragilisant le camp du maréchal Haftar, déjà ébranlé par son échec du siège de
Tripoli, en juin.
Qu’elles qu’en soient les raisons, pour la première
fois depuis des années, d’un bout à l’autre de la Libye des jeunes gens
pacifiques s’efforcent de reprendre l’espace public, depuis longtemps abandonné
aux hommes en armes – soldats, miliciens, criminels ou terroristes. Un geste
politique, enfin, à opposer aux balles. Certes infime, mais prometteur.