Chirazisme et Khomeynisme : Causes du conflit et perspectives d'avenir
Ahmad Samy Abdel Fattah
Les relations entre le Chirazisme et
le Khomeynisme ont connu des hauts et des bas au gré des évènements
politiques en Iran et dans la sous-région. Le régime de Shah – usant de son
autorité – était un facteur de rapprochement entre les deux parties. Le
désir d'expansion des Chirazistes dans les pays arabes a aussi
conduit à la coopération avec l'autorité du savant afin de bénéficier de
ses moyens militaires.
Après la destitution du Shah, les
relations entre les deux parties se sont tendues lorsque Ruhallah Khomeini s'est
autoproclamé tuteur jurisprudentiel de tous les chiites du
monde et leur a imposé son avis en le considérant comme contraignant
et impossible d'y déroger.
Pour asseoir son autorité, Khomeini
a réduit au silence tous ceux qui s'opposaient à lui et refusaient de lui
vouer obéissance y compris les partisans du Chirazisme. Mais ces
derniers n'ont pas apprécié la manœuvre car ils tenaient
absolument à leur autonomie
idéologique qu'ils considèrent porteuse d'une
idée différente de celle prônée par
la révolution iranienne. Ils ont par conséquent refusé
l'autorité contraignante qui leur était imposée.
Paradoxalement, ils
ont approuvé l'obligation de suivre ''le Conseil Consultatif
des Savants'' comme moyen de concilier le concept de
consultation islamique et la démocratie
occidentale, répondant ainsi aux désirs des chiites
iraniens qui s'étaient révoltés contre l'autorité du Shah.
Le régime iranien n'a pas tardé à
opprimer toute personne refusant le concept d'autorité du savant car ce refus
est perçu comme une menace contre l'autorité religieuse de Khomeini.
La présente étude expose les motifs
de dissension entre le Khomeynisme et le Chirazisme et
les conséquences de cette dissension sur chacune des parties ainsi que
les outils de chacune d'elles pour faire face à l'autre.
Primo: Définition du Chirazisme
Le Chirazisme est une
faction du chiisme duodécimain qui a commencé comme courant religieux
suivant la doctrine de Mahdi Al Chirazy dans les années 1960 sous
l'appellation du ''Mouvement des apôtres''. Du fait de son
autonomie idéologique et de la sacralisation exagérée des
rites religieux, ce mouvement s'est heurté à l'opposition des références religieuses
à Karbala et à Nadjaf.
Les partisans du Chirazisme ont
commencé à se répandre dans un certain nombre de pays,après
la révolution iranienne de 1979. Ce mouvement migratoire
a connu une nette accélération après l'instauration du
concept d'autorité du savant par Ruhallah Khomeini.
Au début des années 1980, le
mouvement a créé le ''Front Islamique de Libération de Bahreïn''
puis ''l'Organisation de la Révolution Islamique dans la Péninsule
Arabique'' d'où s'est détaché un bras militaire au nom de ''Hezbollah
du Hidjaz'' avec pour objectif d'exporter la révolution
iranienne en Arabie Saoudite.
Les origines iraniennes de certains
leaders de ce courant ont facilité l'arabisation des idées
révolutionnaires issues de la révolution iranienne de 1979. Ce qui
a accéléré la fusion entre l'activisme et l'idéologisme.
Ainsi, il est possible de dire que
les chirazistes ont réussi à produire un
discours idéologique bien en avance par rapport aux fondamentalistes
chiites iraniens qui s'appuient uniquement sur la révolution comme
moyen de changement. Plus tard, l'inimité fera surface entre les deux
factions car la révolution iranienne – dans le but de dominer tous
les chiites du monde- a fini par considérer le Chirazisme comme
un obstacle qui l'empêcherait de se présenter comme le
seul modèle politique et idéologique.
La taxe du 1/5e
A l’instar de tous les autres courants
chiites, le Chirazisme dépend aussi des fonds collectés des
fidèles à qui il est imposé de payer au guide spirituel 1/5e de
ses bénéfices. Ces fonds constituent la principale
source pour assurer le soutien financier de ses éléments.
En dépit de
sa forte présence dans les pays arabes comme le Liban, la
Syrie et le Yémen, il n’existe pas pour autant de statistiques fiables sur
leur nombre exact. Mais leur influence est perceptible dans
le danger qu’ils représentent pour le concept d'autorité du savant’’, à
travers les spots de sensibilisations véhiculés par le Khomeynisme
dans le but de salir leur image et réduire leur capacité
à enrôler davantage de chiites.
Il importe de signaler que la chaîne de
propagande externe iranienne ‘’Al Aalam’’, a diffusé un documentaire sur
le rôle négatif du Chirazisme au Liban à
travers le Hezbollah, et ses idées extrémistes allant jusqu’à
les assimiler aux terroristes.
De son côté,
le Chirazisme possède également plusieurs chaînes
de télévision qui font la promotion de
son idéologie. On peut citer ‘’Al Anwar’’,
‘’Fedak’’, Ahl El Beyt en arabe’’, ‘’La Référence’’ et
‘’Al Hady’’
Secundo : les motifs
de dissension
Les divergences
entre le Chirazisme et le Khomeynisme ont une dimension non
seulement politique mais aussi religieuse et idéologique. Malgré leur
accord sur la nécessité d’exporter les idéaux de
la révolution iranienne vers les pays environnants, le
Khomeynisme considère que
le Chirazisme représente une réelle menace pour
son hégémonie.
Nous pouvons analyser la relation entre
les deux courants qui est passée d’étroite à conflictuelle, comme
suit :
1. La décentralisation des
activités externes.
Le Chirazisme a profité de la
guerre Iran-Irak (1980-1988) pour se positionner comme
le véritable mécanisme politique pour l’exportation de
la révolution iranienne.
Les divergences ont commencé à voir le jour,
lorsque le Chirazisme a orchestré, en 1981, un coup
d’Etat qui n’a pas abouti au Bahreïn sans l’aval des
autorités iraniennes alors que celles-ci appuyaient les entraînements
militaires des éléments du
mouvement Chiraziste au Bahreïn.
L’échec de ce coup d’Etat
a embarrassé l’Iran qui a vu son ambassadeur au Bahreïn expulsé
sous prétexte qu’il était au courant de la tentative de coup d'Etat.
Le Khomeynisme a immédiatement compris que le Chirazisme
n’obéit pas à la politique centrale établie par l’autorité du
savant.
En dépit du fait que la tentative
de coup d’Etat ait eu lieu seulement 5
mois après la création du Conseil
de Coopération du Golfe, cet incident a fait prendre
conscience du fait que l’on cherche à exporter vers les
pays membres, la révolution iranienne. Que la politique de
militarisation des conflits dans les pays arabes que l’iran attise, confirme
sa présence militaire dans la sous-région, et que les
divergences avec le Chirazisme ne se trouvent pas au niveau de
l’exportation de la révolution mais plutôt au timing et à la non
obtention d’une autorisation préalable.
2. Le refus du concept d'autorité du
savant par le Chirazisme.
Le Chirazisme réfute catégoriquement le
concept d’autorité du savant et le considère comme une sorte de despotisme
pire que le despotisme politique. Raison pour laquelle le Chirazisme soutient l’idée
de Conseil Consultatif des savants même si avant la révolution,
le mouvement n’était pas favorable à cette idée. Mais l’attitude autoritaire
de Khomeini a poussé le mouvement à remettre en cause le concept
d'autorité du savant.
Le refus par Khomeini de lui assigner
un rôle politique et religieux
en Iran après la révolution, pourrait également être
une des raisons de la dissension. Au lieu d’un rôle de leadership
auquel il aspirait, Chirazi a plutôt été nommé comme imam de
la prière du vendredi dans le gouvernorat de Khuzestân, ce qui
provoqua la frustration de Chirazi.
Le Conseil Consultatif des savants
Le concept de
Conseil Consultatif des savants, repose sur le principe d’élire un certain
nombre de savants qui se concerteront sur les décisions qu’il y
a à prendre. Ce qui procure à tous les savants élus,
un même niveau d’importance religieuse.
Selon
cette théorie, Chirazi estime que
les décisions prises par chacun des savants n’incombent qu'à ses
propres partisans. Ce qui signifie que l’avis de Khomeini n’est pas
contraignant pour les autres guides spirituels chiites qui suivent d’autres
savants dans d’autres pays.
Dans le même ordre d’idée, Mohammad
Mahdi Chirazi a réclamé l’égalité de tous
les savants quelles que soient leurs positions et leurs
opinions politiques. Cette réclamation termine de saper les
fondements d’un leadership mondial voulu
par Khomeini. Voilà pourquoi l’Iran a adopté
une position conflictuelle avec le Chirazisme.
3. Les
divergences idéologiques chiites.
Les divergences idéologiques ont
joué un rôle très important dans l’élargissement du fossé
entre le Chirazisme et le Khomeynisme. Ce dernier
s’était érigé en modèle politique pour l’ensemble des
musulmans en cherchant à phagocyter les sunnites iraniens
en colère du fait de l’adoption du chiisme duodécimain comme religion
de l’Etat par Khomeini.
Et
pour détendre l’atmosphère, Khomeini a fait introduire dans la
Constitution iranienne, le droit des sunnites des
4 écoles de pratiquer leurs cultes, outre d’autres types de
mesures visant à stabiliser les relations entre les chiites et les sunnites. A
titre d’exemple, le Khomeynisme a interdit l’impression d’un livre intitulé
‘’Bihaar Al anwaar’’ (Les océans des lumières)
jugé diffamatoire à l’égard des califes bien guidés. Ce qui
suscita
la colère des Chirazistes qui considèrent la
diffamation des compagnons comme un des piliers de leur doctrine.
Dans le même ordre
d’idée Khomeini a limité la pratique de certains rites
du Chirazisme lui ôtant ainsi ses
ressources financières et spirituelles.
Le Chirazisme adore exagérer dans
la sacralisation des évènements religieux tout comme il aime jouer
sur la fibre de la culpabilité, dans le but de séduire les
chiites très pratiquants. Et l’interdiction de ces pratiques est un
coup dur pour le mouvement.
Cette exagération s’expliquerait
par le fait que le Chirazisme est très attaché à
son idéologie, aime manifester son amour pour les
‘’Ahl El Beyt’’ de manière ostentatoire et
instrumentalise les rites religieux à des fins politiques.
4. La liquidation des savants
du Chirazisme.
Khomeini s’est attelé à liquider
toute personne s’opposant à son idéologie sans tenir compte
du rôle que la personne a joué dans la révolution iranienne de
1982. Ainsi, le ministre des affaires étrangères du tout premier
gouvernement après la révolution, Sadeq Qotb Zada, a
été arrêté pour tentative d’assassinat de Khomeini. Et Zada a
avoué que la référence religieuse Kazem Chariatamdari, opposé à
l’autorité du savant, était son complice. Chariatamdari fut assigné à
domicile avant d’être obligé d’apparaître à la télévision sans
son turban pour demander le pardon de Khomeini.
Chirazi n’appréciant pas ce
traitement infligé à Chariatamdari s’est séquestré chez lui
en guise de solidarité avec ce dernier, ce qui contribua aussi à
l’élargissement du fossé entre Cherazi et Khomeini.
Tertio : les aspects du conflit
entre les deux factions :
L’arrestation de Hussein Chirazi –
qui avait assimilé Khomeini à Pharaon dans un de
ses prêches - dans la ville iranienne de Qom
en février 2018, est l’une des manifestations de la fracture entre
les deux parties.
Auparavant, Mohammad
Rida Chirazi avait aussi été arrêté et torturé à mort dans
les geôles iraniennes en 2008, selon certaines sources proches de
lui.
Le régime iranien
avait également assigné à domicile, le fondateur du mouvement
Mohammad Mahdy Chirazi, jusqu’à sa mort en 2001.
De grandes manifestations ont eu
lieu devant le consulat iranien à Nadjaf et à Karbala pour protester
contre le concept d'autorité du savant.
L’ambassade d’Iran à Londres n’a pas non plus
été épargnée par les partisans du
courant chiraziste qui ont descendu le drapeau iranien de la
Chancellerie.
Le Chirazisme affronte le concept
d'autorité du savant sur deux fronts dont l’un repose sur le refus d’accepter
un régime politique iranien dépendant d’un savant tandis
que le second consiste à écarter du régime, tout ce qui est
sacré.
Il importe de signaler que les pays arabes
ont tiré profit du conflit entre le
Khomeynisme et le Chirazisme qui a adopté un discours
plutôt conciliant avec les régimes arabes. En guise
d’exemple, on peut citer le retour en Arabie
Saoudite d’Hassan Siffar et qui a entamé le dialogue avec les
autorités. Il a clairement condamné les attentats contre les forces de sécurité saoudiennes
en novembre 2016, prouvant ainsi le changement de cap dans ses opinions
politiques.
Ainsi, l’on pourrait affirmer que le conflit
entre les deux mouvements a provoqué des troubles chez les chiites
qui aspirent à liquider le Chirazisme qui menace la survie du
Khomeynisme.
Même si ces dissensions n’ont
pas encore disloqué l’Iran au niveau idéologique, elles constituent
tout de même un pas pour
l’opposition idéologique en Iran et
ce, grâce au Chirazisme.
Quarto : l’avenir des relations
entre le Chirazisme et le Khomeynisme.
Il est probable que les relations restent
tendues entre les deux mouvements du fait de l’entêtement de chacun
d’eux. Le Chirazisme considère l’autorité du savant
comme une forme de despotisme politique qui instrumentalise la
religion pour sa propre existence tandis que le Khomeynisme estime que
le Chirazisme est un moyen de tarir les sources de sa
puissance idéologique.
Toutefois, l’amélioration des relations
entre les deux parties peut être envisagée de
deux manières, l’une théorique consistant à accepter la notion d’autorité
du savant par les Chirazistes, l’autre
pratique consistant à accorder aux partisans du Chirazisme,
des postes politiques et à leur permettre de jouer un rôle social.
Cependant le rapprochement entre les deux
parties est encore loin non pas seulement à cause de l’oppression dont est
victime le Chirazisme mais parce que
l’idée d’intégrer politiquement et socialement les adeptes de ce
mouvement par le Khomeynisme, n’est pas pour l’heure envisageable.
En outre, les Khomeynistes craignent que
les adeptes du Chirazisme ne profitent de la liberté
dont ils jouiront après la réconciliation pour faire
ressentir leur présence dans les institutions
étatiques et se préparer pour une nouvelle confrontation dans
l’avenir.
La centralisation du pouvoir au niveau du
Guide Suprême de la révolution en Iran, rend encore
le rapprochement très difficile. Le Khomeynisme
ne tolère aucune contradiction fut-elle au niveau cultuel, loin de
la politique. Ce qui signifie que
l’autonomie idéologique du Chirazisme est
une sérieuse menace contre le régime iranien.
L’Iran ne pourra jamais envisager un
rapprochement avec le Chirazisme que lorsque ce mouvement cessera
effectivement de constituer une menace pour le régime dans sa
politique d’expansion dans les pays du Proche-Orient. Mais il n’est
pas exclu que l’Iran se rapproche du Chirazisme afin de
l’instrumentaliser dans le but de brouiller les cartes pour les puissances
internationales dans la sous-région.
Le Chirazisme peut effectivement
constituer une menace idéologique pour le régime iranien en
adoptant des discours hostiles à l’autorité du savant. Ce qui diminuera
les capacités de l’Iran à enrôler de
nouveaux éléments pour ces milices dans la région. Mais
l’exclusion dont est victime le Chirazisme dans les pays, constitue
un véritable obstacle pour la réalisation de cet objectif.
Pour les pays arabes,
le Chirazisme n’est pas une menace seulement parce qu’il envisage
d’exporter et de transposer la révolution iranienne, mais aussi parce que
ce mouvement est intolérant à l’égard de ses opposants et de ce
fait, pourra provoquer des affrontements internes.
Dans le même ordre d’idée,
le Chirazisme peut ébranler le régime iranien
s’il s’allie au mouvement des Moudjahidines du peuple d'Iran que dirige
Mariam Radjawy, n’eut été les divergences idéologiques entre les
deux mouvements; le Chirazisme aspire
à instaurer un régime théocratique tandis que les
Moudjahidines du peuples veulent instaurer un régime démocratique.
Il incombe donc aux pays arabes de mettre
de côté la rigidité par laquelle, ils traitent les factions chiites
et de penser plutôt à accorder un soutien palpable à ces factions à
l’intérieur même de l’Iran dans le but de provoquer des
tensions internes au sein du régime iranien.
En dépit de la peur des pays arabes
de soutenir le Chirazisme à cause de la sécurité nationale
arabe, l’amplification de la menace iranienne pourrait jouer
un rôle déterminant dans le rapprochement entre
les régimes et le Chirazisme.
Les pays arabes ne doivent non
plus omettre les tentatives de rapprochement entre le Chirazisme
et l’opposition laïque car la formation d’un front
unique conformément aux principes nationaux entre les deux
parties constitue l'alternative à présenter après l’effondrement
du régime de l’autorité du savant.
L’idée de former une opposition chiite
basée à l’extérieur est d’une importance capitale
notamment lorsque cette opposition est en mesure
de présenter une alternative idéologique comme l’a fait le Chirazisme en créant le
concept de Conseil Consultatif des savants.
L’idée de transformation du Chirazisme d’un courant adepte d’une référence religieuse à un mouvement d’opposition structuré, est un véritable défi pour les puissances régionales. Et pour que ceci se concrétise, il incombe au Chirazisme de donner plus d’importance à l’action politique qu’à l’aspect religieux sous prétexte que l’interdiction du culte du Chirazisme requiert une action politique qui contraindrait le Khomeynisme à respecter les droits de pratique religieux pour les autres factions chiites.