Liban : chronique des vivants
Je vous écris face à la double impuissance des mots et
des morts. Celle des victimes tombées sans combat ni raison. Morts pour rien.
Mais meurt-on vraiment pour quelque chose ? Je vous écris depuis ce devoir
de conscience où Beyrouth défigurée et le respect des morts me placent face
aux 2 750
tonnes d’ammonium stockées sur un site
portuaire et urbain hautement habité. Depuis votre négligence criminelle
et volontaire ou pas – quelle enquête le prouvera ? – qui incarne comme aucune
autre tragédie de notre guerre civile l’incompétence de vos règnes successifs
dont le gouvernement actuel démissionnaire depuis hier, sept mois seulement
après avoir été formé pour remplacer le vôtre démantelé en 2019 par la
révolution d’octobre est le moindre coupable. Les vrais responsables, ce sont
vous, seigneurs ubuesques de la guerre et de l’après-guerre qui nous tenez en
otage avec vos députés, vos directeurs de cabinets et autre comparses maintenus
à des postes clés avec pour taxe de redevance des frais annuels qui ne sont
plus un leurre pour personne et qui consistent à maintenir vos intérêts par
personnes interposées affiliées à vos partis.
Les rênes du vrai pouvoir coupable et gangrené dont l’explosion du
4 août est l’incarnation la plus ignoble de l’histoire des villes et des
peuples, c’est vous qui les tenez par sbires interposés devenus boucs
émissaires d’aujourd’hui. Je vous écris pour vous dire que vous n’insulterez
pas notre intelligence après avoir décimé ce qui nous reste de mémoire et de
vivants. Vous avertir que la démission de ce gouvernement ne sera pas l’écran
de fumée de votre impunité qui pousse l’indécence jusqu’à donner ordre à
l’armée et autres milices en civil de tirer à bout portant, à balles réelles, à
coups de gaz lacrymogène, quatre jours seulement après le drame qui leur a
planté au cœur une lame plus létale que la mort. Je vous écris depuis nos
destins broyés et cette ville tombeau, linceul de cette activité économique
ténue qui nous maintenait encore, grâce aux investissements privés, par-delà
notre banqueroute annoncée, la tête hors de l’eau envers et contre vos institutions
en déliquescence.
Puisque de nos mourants, de nos morts, de nos efforts et de cette ville
exsangue vous faites aussi peu cas, privilégiant votre impunité à notre dignité
– et puisque de la vôtre nous avons fait le deuil –, laissez-moi vous parler de
la vigueur d’une jeunesse habitée d’une foi auto-régénératrice. Indestructible.
Irréversible. Inconvertible en haine. Décuplée par la vie que vous fomentez
d’anéantir par cette incompétence devenue le signe récurrent de vos trente ans
de règne.
Marcher entre les
ruines
Laissez-moi vous parler de ces jeunes auxquels vous avez usurpé toute
perspective d’avenir et d’espoir et qu’aucune amertume pourtant n’empêche
d’aller, secouant l’hébétude face à la monstruosité d’une réalité apparentée à
la fiction, armés de pelles et de balais, par groupes ou en solo, toutes
confessions, toutes classes sociales confondues, contribuer au nettoyage de la
ville, au tri de ses blessés et de ses vies ensevelies sous les débris de verre
et de gravats. Cette jeunesse capable d’accomplir ce que la force publique
défaillante et dépassée par l’ampleur des dégâts ne semble pas à même
d’organiser.
Lorsque l’aube s’est levé sur Beyrouth devenue en une
déflagration la décharge de votre corruption et de votre incurie, c’est «le peuple qui a aidé le peuple» comme l’affirme un jeune à la télé. Ce sont les institutions privées,
encore une fois, qui ont distribué des repas et de l’eau. Ce sont eux qui
paient pour vos crimes et ce sont encore eux qui se tiennent debout sur leurs
ruines. Eux, les garants de cet avenir sur lequel vous crachez avec la même
vigueur que celle avec laquelle nous irons cracher sur vos tombes si un jour
vous mourrez. La mort semble vous épargner et pourtant posez-vous un instant et
pensez que cette heure viendra et qu’il est encore temps de reconnaître vos
torts pour qu’à défaut d’honnêteté vous ayez au moins la lâcheté d’alléger
votre conscience où le diable n’a plus aucun scrupule. Vous auriez ainsi au
moins l’humilité de mourir repenti de vos crimes plutôt que de vous exonérer de
tout. Car c’est auprès de cette jeunesse qu’il vous faudra présenter vos
excuses, cette jeunesse qui a tant de leçons à donner à vos pairs qui leur ont
livré pour solde de tout compte une nation réduite à néant par vous, vos
semblables et vos frères plus occupés à vous enrichir vautrés derrière les
enjeux de cette géopolitique qui ne dévoile ni son nom ni celui de ceux qui en
agitent les ficelles – dirigeants innombrables proches ou lointains – à
qui nous devons de payer de nos vies la souveraineté impossible de ce pays et
de ce peuple.
Messieurs les dirigeants nationaux, voisins proches ou lointains,
laissez-moi vous parler de ces vivants que votre irresponsabilité balaie tandis
que vos bunkers, vos intérêts et vos milices vous protègent. Ces rescapés dont
les proches ne sont pas morts pour rien. Car si le 4 août 2020 une malédiction
s’est abattue sur nous, défigurant tout sur son passage, nous n’en serons pas
anéantis. Pour me comprendre il aurait fallu marcher entre les ruines avec ces
manifestants hagards mais en colère avançant vers la place des Martyrs,
silhouettes droites déterminées à faire émerger des vestiges de l’enfer dont
votre incurie est coupable, leur douleur et leur cri.
«Ce n’est pas du
corona que nous mourrons, c’est de tristesse»
Par centaines, par milliers, par plus de cent mille, ils
avançaient malgré les gaz et les balles. Je les ai rencontrés avec la crainte
de toucher à notre pudeur commune. Mais il n’y en avait plus. Vous avez tué la
pudeur. Marc Antoine, la vingtaine, le visage émacié, brun, triste comme
l’homme qui marche de Giacometti, me dit : «Ce n’est pas du corona que nous mourrons, c’est de
tristesse.» Il est repris par son ami, Selim, grand avec un
piercing sur la narine et sur l’oreille, un artiste qui a refusé à deux
reprises des ponts en or à Dubaï et à Abu Dhabi, pour rester au Liban durant
les révolutions d’octobre : «I don’t want to be grateful just for being alive.» Il se tait et ajoute : «Just est le mot-clef. Nous voulons autre chose. Je
pensais qu’ils ne nous auraient pas. Mais là, c’est trop.» Sandra intervient, elle a 28 ans : «On a à peine eu le temps de sortir du trauma du silence
de nos parents pour ce qui concerne leur vécu, de faire la paix avec nos
mémoires et d’apprendre à respirer que nous devons maintenant tout reprendre à
zéro… Trois secondes de destruction pour toute une vie de tristesse et de
colère !» Elle termine : «Moi je repars, je ne resterai pas. Je n’ai pas le choix.
Heureusement et malheureusement j’ai un travail à l’étranger et une famille au
Liban à assumer. Je dois leur envoyer de l’argent.»
Nous y voilà à nouveau, la migration dont vous serez tenus responsables. Ce
pays comme une coquille vidée de l’énergie vitale de cette jeunesse qui, au vu
de l’effort miraculeux dont elle est capable, pourrait être mandatée à prendre
le relais de la fonction publique si ceux qui étaient au pouvoir envisageaient
seulement de leur laisser la place sans se porter soi-disant garants de
l’équilibre national au sein d’enjeux régionaux brandis face à toutes les
propositions de changement émanées jusque-là de la société civile mise à
l’écart, d’une élection à l’autre, à coups d’alliances foireuses car vous avez
ce don de vous unir pour vous couvrir en cherchant auprès d’alliés étrangers,
dont vous êtes vous-même otages, le soutien économique et politique pour
arriver à neutraliser nos innombrables tentatives de changement. Bientôt cette
jeunesse aura déserté les lieux et votre indifférence portera ce coup final
tant redouté à la souveraineté d’une nation et de son peuple.
Vous avez mis la
douleur à genoux
Hier à la télévision le témoignage déchirant des parents
d’Alexandra Najjar, cette victime de trois ans. Jamais deuil ne fut criant tant
les mots prononcés avaient la mesure des douleurs indicibles qui n’ont même
plus l’énergie de pleurer. La mère, le visage tuméfié et les yeux cernés,
répond au journaliste qui lui demande quel est le dernier message qu’elle
aurait voulu laisser à sa fille. «Des excuses, dit-elle. Je voudrais lui présenter les nôtres. Nous sommes
coupables en tant que parents de n’avoir pas quitté ce pays quand nous en avons
eu l’occasion. Elle aurait peut-être été encore en vie. Je n’aurai plus
d’enfants tant que nous resterons ici. Ce pays dirigé par des criminels ne
mérite pas nos enfants.»
Chers dirigeants locaux, dans cette tragédie macabre et hélas mémorable
dans l’histoire des urbicides, homicides, génocides – appelez votre implication
dans cette infamie dont vous ne vous débinerez pas avec la démission de ce
gouvernement –, vous avez mis la douleur à genoux et les mots dans
l’impuissance de décrire le désastre où nous a plongés votre présence au
pouvoir, vos agissements, votre népotisme, votre clientélisme, votre
irresponsabilité, votre avidité, laissez-moi vous dire que vous n’avez plus la
légitimité d’officier en notre nom, de décider si oui ou non une équipe de
secouristes étrangers mérite d’accéder au site de l’explosion pour venir en
aide aux disparus parce qu’une présence étrangère sur ce qui en jargon légal
s’appelle scène de crime pourrait porter préjudice à l’opacité et au contrôle
que vous souhaiteriez maintenir sur des preuves susceptibles d’être
dissimulées, ou encore de donner votre avis sur l’invalidité d’une enquête
internationale dont il ne nous importe pas de savoir si vous la trouvez «utile»
puisque nous savons tous que vous envisagerez volontiers de noyer le poisson en
coffrant des boucs émissaires jadis sbires de vos malversations, plutôt que
d’avoir le courage de vous porter responsables de l’explosion du 4 août.
Et si, à votre décharge, nous reconnaissons le tort qui nous incombe d’avoir
voté pour vous à répétition, vous avez outrageusement usurpé notre confiance,
notre mémoire et cette douleur commune qui aurait dû être aux lendemains de la
guerre civile le fait et la sagesse de tous.
Après le
4 août, nous n’avons plus peur
Oui, nous actons de notre responsabilité dans vos réélections – par
confort, par peur, par soumission à un système électoral à parité
confessionnelle, mais surtout par crainte de cet avenir que vous mettriez à sac
pour vous venger d’avoir été mis à l’écart, preuve en est cette répression
ignoble dont nous faisons les frais depuis samedi pour compensation de cette
douleur saillante comme un trou noir. En échange, nous espérons que vous saurez
reconnaître la part de vos actions dans ce pays en déliquescence depuis la fin
de sa guerre civile et la gestion désastreuse que vous en faites en vous
dédouanant de tout au prétexte de préserver l’équilibre communautaire difficile
au sein d’un pouvoir gangrené. Nous avons dépassé nos divisions et nous ne
céderons plus au chantage de vos manipulations, du désastre sur le compte du
désastre.
Après le 4 août, nous n’avons plus peur. Nous avons atteint le degré
ultime de la dévastation. Désormais nous n’avons plus rien à perdre ou à
pleurer à part la vérité dont nous savons déjà que nous serons privés et une
justice d’état gangrenée jusqu’à la moelle par votre corruption. Et s’il
faudra, paraît-il, selon certaines sources diplomatiques, faire avec vous pour
sortir de cette crise politique infestée par vos pouvoirs et vos malversations
parce que vous tenez encore vos rues, laissez-moi vous annoncer que vous ne les
tiendrez plus longtemps quand bien même nous souffrons de la réalité d’une
jeunesse elle aussi divisée par le biais d’un communautarisme qui constitue à
la fois la particularité de notre pluralité et ce qui la détruit. Pourtant
une chose est certaine : nous ne voulons plus céder nos ruines et nos
morts à votre oligarchie. Encore moins nos vivants. Vous venez de perdre les
prochaines élections et votre pouvoir, otage des enjeux régionaux face
auxquels, à défaut de nous aplatir d’impuissance, nous pouvons tenter de
composer en toute souveraineté avec des solutions de changements réels – entre
autres constitutionnels. Tirer un trait grâce et par le relais de la jeunesse
sur ce confessionnalisme qui nous tient en otage et vous maintient au pouvoir.
Veuillez chers dirigeants acter de notre détermination à nous libérer de vous. Désormais vous
pourrez y compter !