Derrière l’activisme turc, la volonté d’Erdogan de durer
Ces derniers jours, l’activisme agressif de la Turquie lui a permis de marquer des points en Libye et en Méditerranée, confortant son statut de puissance régionale.
Pour les spécialistes, ces succès internationaux visent surtout à conforter le pouvoir du président Erdogan, en situation de grande fragilité à l’intérieur.
En Syrie, en Libye, en mer Méditerranée orientale, en Irak… Recep Tayyip Erdogan est sur tous les fronts. Et, à ce stade, il engrange les succès. En Libye, l’intervention de l’armée turque aux côtés du gouvernement d’Union nationale de Tripoli (GNA) a inversé le cours de la guerre, au grand dam de la France et des autres soutiens du maréchal Haftar. Sans crier gare, la Turquie a lancé, le 15 juin, une expédition punitive contre les bases arrière du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), son ennemi qu’il considère comme « terroriste », dans le nord de l’Irak. Enfin son gouvernement a annoncé des forages d’hydrocarbures dans une zone disputée de la Méditerranée orientale…
De tous côtés, les critiques montent contre « l’agressivité » de la Turquie et de son président. Celles de la France dont une frégate, chargée de faire respecter l’embargo sur les armes vers la Libye, a subi le 10 juin une humiliante « illumination radar » de la part d’une embarcation turque, ultime manœuvre avant un tir. Celles de la Grèce aussi, dont le premier ministre Kyriakos Mitsotakis vient de qualifier les activités turques en Méditerranée de « menace à la paix et à la stabilité régionale ».
Centenaire de la fondation de la République en 2023
En Turquie plus qu’ailleurs, politiques étrangère et intérieure sont étroitement mêlées. En l’occurrence, remarquent les spécialistes, cette projection de puissance tous azimuts vers l’extérieur coïncide avec une fragilisation inédite du président sur la scène domestique, malgré l’élimination progressive et méthodique de toute contestation, de toute voix discordante. « Pour la première fois en dix-sept ans, Recep Tayyip Erdogan est confronté à de vrais opposants, dont les maires d’Istanbul et Ankara, et l’AKP, son parti, a perdu le monopole politique », observe Marc Pierini, chercheur associé au centre Carnegie Europe.
Or chacun sait les échéances qui l’obsèdent : l’élection présidentielle de juin 2023 et, quatre mois plus tard, le centenaire de la fondation de la République turque, occasion inespérée de s’ériger une statue à la hauteur de celle de Mustafa Kemal Atatürk, voire de déboulonner cette dernière…
« Les interventions en Syrie et en Irak répondent directement à des objectifs de politique intérieure », affirme Samim Akgönül, directeur du département d’études turques à l’Université de Strasbourg pour qui, « s’y ajoute, en Libye et en Méditerranée, une logique stratégique et commerciale ». La question kurde fait partie, avec la religion – en témoigne le projet de transformer en mosquée l’ancienne basilique devenue musée de Sainte-Sophie, à Istanbul – mais aussi « les femmes et la sexualité », de ces chiffons rouges que le président turc agite régulièrement pour ressouder les rangs derrière lui, rappelle-t-il. « Erdogan a très bien compris qu’une crise est toujours positive pour son aura. Quand il n’y en a pas, il en crée. »
Besoin d’un « chef fort »
Quand la scène intérieure ne lui suffit plus, Recep Tayyip Erdogan n’hésite pas à transposer ses recettes au plan international, jouant là encore des tensions avec un aplomb qui désarçonne des pays européens habitués au dialogue et à la résolution pacifique des conflits. « Cela ne lui fait pas peur, au contraire : il excelle dans ce domaine », souligne Jean Marcou, enseignant-chercheur à Sciences-Po Grenoble.
En tenant tête à l’Otan, à l’Union européenne, aux pays du Golfe ou même à la Russie, il met en scène une Turquie « attaquée de toutes parts », « mise à l’écart » des grands dossiers internationaux et ayant donc besoin d’un « chef fort », capable de lui rendre son statut de « grande puissance régionale », y compris maritime.
Le problème est qu’il n’a pas tout à fait tort. « Le président Obama en Syrie, la France et la Grande-Bretagne en Libye, ou la Grèce, l’Égypte, Israël et Chypre en Méditerranée ont sans doute commis l’erreur d’écarter un peu trop la Turquie de leurs projets », estime Jean Marcou, pour qui cette « frustration » dépasse le cercle des fidèles du président. « Or aujourd’hui, on a le sentiment que, dans chacun de ces dossiers, la Turquie a obtenu à peu près ce qu’elle voulait. Elle est maintenant prête à négocier, mais cette fois en position de force. »