Erdogan rêve d’un nouvel empire ottoman
Moins de trois mois après une opération militaire contre les Kurdes dans le nord de la Syrie, la Turquie se lance dans une nouvelle mission à haut risque. La deuxième armée de l'Otan se projette cette fois en Libye, un ancien territoire ottoman, où elle nourrit de solides ambitions économiques et stratégiques. Début janvier, le président Recep Tayyip Erdogan a validé, par un vote des députés, l'envoi de troupes pour soutenir les forces du gouvernement d'Entente nationale libyen (GNA) de Fayez al-Sarraj menacées par l'avancée des milices du maréchal Khalifa Haftar depuis la Cyrénaïque, à l'est du pays. Environ 200 formateurs sont arrivés en renfort, ainsi que des centaines de mercenaires syriens, en attendant un déploiement plus spectaculaire. Suffisant, pour le moment, pour affirmer ses ambitions, figer les positions et imposer, avec la Russie, un cessez-le-feu précaire.
Si le président turc vole ainsi au secours du gouvernement de Tripoli, c’est parce qu’il a plus d’une carte à jouer dans cette manœuvre. Les très convoités gisements de gaz des profondeurs de la Méditerranée sont au premier rang des priorités turques. Face à une alliance énergétique rivale qui se dessine entre Israël, Chypre, la Grèce et l’Egypte, Ankara a décidé de passer à l’offensive.
Le 5 décembre dernier, Erdogan a signé avec le gouvernement libyen un accord pour s’octroyer de vastes zones économiques exclusives en haute mer dans le but d’y mener des missions de prospection. Pour lui, il s’agit aussi de reprendre pied en Libye, un terrain qui lui est familier, après une parenthèse de neuf ans. Avant la chute du régime de Mouammar Kadhafi, en 2011, les entrepreneurs turcs disposaient d’un quasi-monopole sur tous les contrats d’infrastructures. Routes, ponts, stades, universités, ports, aéroports… Avec la guerre, ce sont près de 20 milliards de dollars de contrats qui ont été abandonnés. Tripoli a accepté le 14 janvier des compensations financières, à hauteur de 2,7 milliards de dollars. Mais les compagnies turques en manque de débouchés veulent revenir en force sur le marché libyen. "Ankara veut se positionner pour la reconstruction du pays, c’est un objectif de premier plan pour ses entreprises", note Marc Pierini, ancien ambassadeur de l’Union européenne dans les deux pays. La Libye est aussi un formidable terrain d’expérimentation pour une industrie militaire turque en pleine expansion. A Tripoli, les véhicules blindés de BMC et les drones armés fabriqués par Bayraktar, deux compagnies intimement liées à l’entourage du président turc, ont été propulsés à l’avant du conflit.
Mais la motivation d’une telle escalade, estime Marc Pierini, "est une pure question de politique intérieure". Confronté à des difficultés économiques et malmené dans les sondages depuis qu’il a perdu, dans les urnes, la mairie d’Istanbul, au profit de son adversaire, Ekrem Imamoglu, en juin dernier, Erdogan cherche à reconquérir les cœurs. "En dix-sept ans de pouvoir, le président turc n’a jamais été en aussi mauvaise posture, c’est donc une façon pour lui de reprendre la main, de flatter la fibre nationaliste, de défendre l’indépendance du pays pour faire diversion, poursuit Pierini. Cela n’a que des avantages, jusqu’à ce qu’il fasse le pas de trop." Le parti d’extrême droite, le MHP, est le seul à le soutenir, tandis que l’opposition kémaliste, plus prudente, s’est élevée contre une "aventure désastreuse". Son propre parti est divisé.
Jeu diplomatique
Par cette politique expansionniste qui rappelle les heures glorieuses de l’empire ottoman, le président turc entend s’imposer par le rapport de force dans le jeu diplomatique régional. "Toute solution sans la Turquie n’en serait pas une", répète régulièrement Erdogan. Dans le conflit libyen, il est, avec le Qatar, le parrain du gouvernement, proche comme lui des Frères musulmans, tandis que l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et l’Egypte ont pris fait et cause pour Haftar. La rivalité entre les deux camps se retrouve dans d’autres pays de la région, comme au Soudan.
Les ambitions militaires de la Turquie vont d’ailleurs bien au-delà de la Méditerranée. Une base militaire accueille 5 000 de ses soldats au Qatar depuis qu’un embargo a été décrété par l’Arabie saoudite voisine. Ankara en possède une autre en Somalie, un pays dans lequel Erdogan s’est personnellement investi depuis 2011 et qui pourrait être sa prochaine conquête. Le pétrole au large des côtes somaliennes est un "objectif très important" n’a pas caché Erdogan le 20 janvier au retour de sa conférence sur la Libye. La Somalie, a-t-il annoncé, a invité la Turquie à venir y prospecter.
Ankara a déjà envoyé 3 000 mercenaires en Libye
Depuis décembre, ils débarquent par centaines, acheminés de nuit par avion. Plus de 3 000 combattants supplétifs syriens sous les ordres d’Ankara seraient déjà arrivés en Libye pour soutenir le gouvernement de Tripoli au côté des militaires turcs. Des milliers d’autres sont recrutés par les services secrets, le MIT, et entraînés en Turquie en vue d’être transférés dans l’ancien territoire ottoman. Ces « chiens de guerre » appartiennent à des factions syriennes passées sous bannière turque depuis 2016 et utilisées dans les récentes opérations contre les Kurdes. Cette fois, c’est à 3 000 kilomètres du territoire syrien qu’ils sont parachutés. La solde promise, environ 2 000 euros par mois (25 fois plus que ce qu’ils touchaient auparavant), est leur principale motivation. Au moins une dizaine de ces mercenaires syriens auraient été tués sur la ligne de front de Tripoli, face aux forces de Khalifa Haftar qui tiennent l’est du pays et qui sont, elles, soutenues par l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis.