La Turquie à la conquête du Moyen-Orient
S’appuyant sur ces évolutions intérieures qui ont rendu possible une ouverture sur le Moyen-Orient, la Turquie s’est progressivement affirmée comme pôle d’attraction régionale. Pour ce faire, elle a employé des stratégies et des instruments novateurs.
D’abord, le gouvernement AKP a développé un discours néo-tiers-mondiste censé attirer les populations arabo-musulmanes. En affichant sa solidarité avec la “cause” palestinienne et en se posant en défenseur des “opprimés”, R. T. Erdoğan a voulu gagner le cœur et les esprits des peuples arabes. Ce faisant, il a accru la popularité de son pays dans la rue arabe. Toutefois, ce discours n’est qu’accessoire. Alors que R. T. Erdoğan multipliait les attaques contre Israël (Israel bashing), Ankara agissait avec pragmatisme en maintenant sa relation privilégiée avec Tel-Aviv.
Ensuite, la Turquie s’est engagée sur la voie de la médiation des conflits intrarégionaux (Israël/Syrie, Iran/communauté internationale, Hamas/Fatah, factions irakiennes, communautés libanaises). Cette “diplomatie de la paix” lui a permis de se présenter comme une puissance “bienveillante” qui propose des solutions aux crises et réconcilie les parties opposées.
La Turquie s’est de surcroît distinguée par sa diplomatie du grand écart, c’est-à-dire par l’entretien de relations décomplexées avec des acteurs antagonistes du système international (Iran, Israël, Russie, Hamas, Fatah, Union européenne, OTAN, États-Unis). Sa capacité inédite à jongler diplomatiquement entre l’Orient et l’Occident et à s’insérer dans un système d’alliances occidentales (OTAN, Union européenne), tout en étant un pays musulman en développement, a suscité admiration et respect dans la région. Enfin, au niveau socioculturel, l’exportation massive de feuilletons, la création de centres culturels et l’offre de bourses d’études aux étudiants arabes ont contribué au “pouvoir de séduction” et au soft power turc au Moyen-Orient.
Si la Turquie a amélioré ses relations avec tous les États arabes, la Syrie et l’Irak offrent alors l’exemple le plus frappant de la réussite de sa diplomatie de bon voisinage. Vu leur rôle central dans le système régional arabe, ces deux pays ont été considérés comme la porte d’entrée de la Turquie au Moyen-Orient. Ils ont occupé une place de choix dans la politique de “zéro problème avec les voisins”. Ainsi, alors que les relations avec Damas et Bagdad étaient tendues dans les années 1990, la décennie 2000 témoigne d’une lune de miel turco-syrienne et turco-irakienne : établissement d’un conseil de coopération stratégique avec chacun des deux pays, essor du commerce bilatéral, levée des visas, ouverture d’un consulat turc à Erbil (Kurdistan irakien), doublage des feuilletons turcs en Syrie.
En l’espace d’une décennie, la Turquie a donc réussi à s’imposer comme un partenaire politique, stratégique et économique de poids auprès des États arabes. Elle est même venue à incarner un “modèle” dont ils pouvaient s’inspirer pour réussir leur propre transition vers la modernité.