Ankara a-t-il les moyens de ses ambitions régionales ?
C’est un constat paradoxal, acté depuis longtemps : la Turquie est sur tous les fronts, portée par des rêves de grandeur étiquetés « néo-ottomans » – mais qui répondent en réalité à des enjeux très concrets de realpolitik –, elle est aussi en conflit avec presque tous les acteurs de la région, engagée contre l’Égypte, les Émirats arabes unis (EAU) et l’Arabie saoudite en Libye, dans le camp adverse de Téhéran et Moscou en Syrie. Elle agace l’allié américain, est toujours à couteaux tirés avec les Israéliens, hérisse le poil des Européens, inquiète ses voisins chypriote et grec en Méditerranée orientale, et donnerait presque raison au président français Emmanuel Macron qui, à plusieurs reprises, a évoqué « la mort cérébrale » de l’OTAN. Les années 2000 sont loin, quand la doctrine du « zéro problème avec les voisins » animait le Parti de la justice et du développement (AKP), alors nouvellement aux manettes du pouvoir et résolument tourné vers l’Union européenne. À l’heure où Ankara asseoit ses positions en Libye et administre des zones dans le Nord syrien ; à l’heure où il intervient militairement en Irak contre le PKK ; à l’heure où circulent des rumeurs relatives à son engagement au Yémen, sa volonté de puissance se heurte à celle des autres, avec des gains considérables mais souvent en demi-teinte.
Côté pile, la Turquie, deuxième armée au sein de l’Alliance transatlantique (OTAN), a su tirer profit de la mise en retrait des États-Unis pour se tailler une place de choix en Libye et en Syrie, où elle s’est servie plutôt astucieusement de Moscou contre Washington et de Washington contre Moscou. Ses provocations répétées en mer contre ses alliés de l’OTAN peuvent difficilement la placer sur le banc de touche. Recep Tayyip Erdogan le sait bien : pour les Occidentaux, exclure la Turquie de l’OTAN reviendrait à la pousser davantage encore dans les bras de la Russie.
Son intervention volontariste en Libye aux côtés des forces loyalistes du gouvernement national libyen (GNA) pour contrer l’offensive du maréchal Khalifa Haftar, soutenu par l’axe égypto-saoudo-émirati, et de manière plus tacite par la France, porte ses fruits et a permis des reconquêtes inespérées et décisives pour le GNA.
Pour justifier ses engagements militaires, M. Erdogan n’hésite pas à raviver le souvenir de l’Empire ottoman. « On nous demande souvent ce que nous faisons exactement en Libye. Nous y sommes pour défendre nos descendants, nos frères anatoliens », a-t-il ainsi déclaré en décembre 2019. Si Ankara gagne la guerre libyenne, il pourra alors ajouter un nouvel allié – proche de lui idéologiquement – à une liste qui, pour le moment, ne compte véritablement que l’émir du Qatar. Surtout, il pourra faire valoir l’accord signé avec le GNA sur la délimitation de zones maritimes bilatérales en Méditerranée orientale et ouvrir de nouveaux horizons aux entreprises turques dans le pays. À Idleb, dans le dernier bastion rebelle syrien, Ankara a mené une campagne efficace contre l’armée de Bachar el-Assad en déployant drones et artilleries lourdes. La Turquie et ses affidés syriens ont également, au cours des deux dernières années, réussi à reprendre plusieurs villes du Nord des mains des YPG kurdes qu’Ankara associe au PKK, son ennemi juré.