Publié par CEMO Centre - Paris
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En Libye, l’entrée en lice de la Turquie rebat les cartes du conflit

lundi 20/juillet/2020 - 08:53
La Reference
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En quête d’union nationale et soucieux de renforcer la puissance énergétique turque, le Président Recep Tayyip Erdogan a engagé ses troupes et des combattants syriens sur le terrain libyen. Derrière l’engagement militaire, l’enjeu du gaz.

Chaque vendredi, la scène se répète à Tripoli comme à Misrata, les deux principales villes de l’ouest libyen. Les habitants, par centaines, convergent respectivement vers la place des Martyrs et celle de la Liberté pour dénoncer l’offensive débutée le 4 avril 2019, du maréchal Khalifa Haftar sur la capitale libyenne. Les manifestants brandissent des pancartes barrées d’une croix rouge de l’ancien officier de Kadhafi et de ses alliés internationaux : l’Émirati Mohamed Ben Zayed, l’Égyptien Abdelfatah al-Sissi et le Français Emmanuel Macron. Une nouveauté cependant dans ces rassemblements, l’apparition du drapeau turc aux côtés du drapeau révolutionnaire libyen. Messaoud Emgana a ostensiblement collé le croissant de lune et l’étoile blanches sur sa poitrine : « Je suis fier qu’un pays musulman comme la Turquie nous soutienne. Contrairement à la France ou à la Russie avec Haftar, la Turquie nous soutient officiellement, ils ont voté une loi. »

Après plus d’un an de tentative de siège de Tripoli, l’autoproclamée Armée nationale arabe libyenne (LNA) de Haftar n’a pas réussi au sol à s’approcher à moins de 15 km du cœur de la ville. Mais dans les airs, la multiplication des attaques aériennes – plus de 850 via des drones émiratis – et l’arrivée de mercenaires russes embauchés par Wagner, société paramilitaire proche du Kremlin, ont largement entamé le moral des Tripolitains. Le Gouvernement d’union nationale (GUN) basé à Tripoli et dirigé par Faez el-Serraj se devait donc de trouver lui-aussi des soutiens. La Turquie qui a des liens économiques et sociaux très forts avec les élites de Mistrata, a répondu présente. Le 2 janvier, le parlement turc a voté une motion pour l’envoi de troupes. Ankara a dépêché sur place, outre des officiers présents depuis des semaines pour élaborer la stratégie de défense de Tripoli, plusieurs centaines de combattants syriens issus de l’Armée nationale libre, une coalition de groupes de combattants dont de nombreux membres ont été entraînés en Turquie et ont combattu aux côtés des Turcs contre les forces kurdes.

Mobilisations militaires pour surmonter la crise politique du régime turc

«Si la Libye est en sécurité, la Turquie sera en sécurité. La Libye est devenue une clé de notre sécurité nationale», lançait le leader d’extrême-droite turque Devlet Bahçeli, le plus proche allié du Président Recep Tayyip Erdogan, quelques jours avant le vote du mandat permettant l’envoi de troupes militaires en Libye. Le Président islamo-nationaliste Erdogan ne se lasse pas de jouer la carte de la sécurité nationale. Confronté à une sérieuse période de récession qui, aux côtés d’autres facteurs comme les mesures autoritaires, le clientélisme ou encore la présence massive de migrants syriens, affaiblit le soutien au régime au sein de sa base électorale, il veut rassembler ses partisans et imposer le silence à ses opposants. « Ces cinq dernières années, on observe une présence militaire de plus en plus affirmée à l’étranger, principalement en Syrie et désormais en Libye », constate Ismet Akça, politologue spécialiste du militarisme turc. Selon lui, c’est le résultat non seulement de la politique étrangère menée par Ankara mais aussi de dynamiques internes : « Depuis les évènements de Gezi en 2013 (mouvement contestataire parti de l’annonce de destruction du parc Gezi dans la capitale, ndlr) et la défaite subie par l’AKP aux législatives de 2015, Erdogan mise de plus en plus sur les mobilisations militaristes et nationaliste pour surmonter la crise politique de son régime ».

C’est au cours de l’été 2015 que le Reis turc avait pour la première fois recouru de façon explicite à cette tactique. Les voix obtenues par les divers partis de l’opposition et notamment par le parti de gauche pro-kurde HDP (Parti démocratique des peuples) lors des législatives de juin 2015 empêchaient pour la première fois l’AKP (Parti de la justice et du développement) de former un gouvernement tout seul. Erdogan, tout en empêchant de facto la formation d’une coalition, opte pour la reprise de la guerre contre le mouvement kurde après deux ans de négociations. Le climat de violence et l’exaltation patriotique ont permis à l’AKP de reconquérir le pouvoir lors du scrutin renouvelé quelques mois plus tard.

La tentative de coup d’État de juillet 2016 a fourni au régime d’Erdogan la possibilité de maintenir vivante la perception d’une menace permanente contre la sécurité nationale, ce dont il s’est amplement servi pour criminaliser et réprimer toute sorte d’opposition. Toutes les offensives militaires menées depuis 2016 contre les zones autogérées par les kurdes en Syrie du Nord, au-delà de la volonté de contrer la consolidation d’une autonomie kurde dirigée par des forces liées au PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan, contre lequel Ankara est en guerre depuis 35 ans), avaient un objectif explicite : la politique intérieure. Endiguer le rapprochement entre le mouvement démocratique kurde et l’opposition laïciste-républicaine en criminalisant les kurdes ; désamorcer à travers un discours d’union nationale les dynamiques scissionnistes au sein de l’AKP dirigées par ses anciens cadres fondateurs ; soulager l’opinion publique anti-migrant en avançant que plusieurs millions de migrants syriens seront reconduits vers les territoires désertés par les kurdes en Syrie du Nord.

Blocus sur la production pétrolière libyenne 

Pourtant, en Turquie l’atmosphère de mobilisation nationaliste et militariste que tente de créer le pouvoir politique ne fait plus long feu et l’ardeur patriotique se consume de plus en plus rapidement. Dans le contexte des batailles autour d’Idlib où l’armée turque et les milices djihadistes entrent actuellement en conflit direct avec les forces militaires syriennes soutenues par l’aviation russe, le gouvernement, malgré un matraquage médiatique d’ampleur, a le plus grand mal à convaincre l’opinion publique qu’Ankara mène cette guerre au nom des intérêts nationaux turcs.

En Libye, le 18 janvier, à la veille de la conférence internationale de Berlin sur la Libye qui n’a débouché sur aucune avancée concrète, Khalifa Haftar autorisait le blocage des principaux champs et terminaux pétroliers qu’il contrôle. Le but était de dénoncer l’arrivée de combattants pro-turcs aux côtés du GUN payés sur les revenus pétroliers – qui continuent à être distribués à l’ensemble du territoire. De 1,2 million de barils par jour, la production a chuté à 122 000 (-90%) et la compagnie nationale pétrolière a prévenu qu’elle pourrait descendre jusqu’à 72 000 barils par jour. Une catastrophe pour le budget de l’État qui dépend à plus de 90 % des exportations d’or noir, mais qui aurait aussi une incidence sur le marché mondial. Possédant les plus grandes réserves d’Afrique, l’incertitude, même à court terme, sur le niveau de production de la Libye empêche l’OPEP (organisation des pays producteurs de pétrole) de réguler avec précision ses quotas, ce qui participe à la grande variabilité actuelle du prix du baril sur le marché mondial. Le blocus pétrolier se révèlera-t-il l’arme ultime dans les mains de Haftar ?

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