Le poids politique de la Turquie dans le conflit libyen : source d’inquiétudes
Avant son engagement militaire dans le conflit libyen, la Turquie bénéficiait d’une bonne image à Tripoli en tant qu’alliée du GAN. Mais son poids grandissant dans la politique régionale inquiète de plus en plus les acteurs locaux et risque de fermer le jeu politique interne. Depuis l’offensive de Haftar contre Tripoli en avril 2019 et l’arrivée dans la capitale de milices extérieures, l’ouverture du champ politico-militaire avait favorisé l’émergence d’acteurs alternatifs à El-Sarraj. Mais l’intervention turque a contrarié cette dynamique d’ouverture en modifiant les rapports de force, risquant dès lors d’intensifier des batailles ou de créer de nouveaux fronts. En fournissant à nouveau des lots d’armes et désormais des hommes au gouvernement de El-Sarraj, la Turquie augmente la possibilité d’une contre-offensive, qui déstabiliserait davantage la situation, favoriserait l’infiltration d’éléments terroristes et ferait ainsi craindre une vague de migrations vers les pays voisins de la Libye et vers l’Europe.
L’engagement militaire de la Turquie en Libye impacte également les rapports de force entre les acteurs internationaux qui soutiennent les différentes parties au conflit. La Russie, par exemple, par l’intermédiaire de la société militaire privée Wagner, possède entre 2000 et 2500 hommes en soutien au maréchal Haftar sur le terrain ; et la présence désormais de troupes turques crée le risque d’une confrontation directe entre la Russie et la Turquie. Les rencontres sont régulières entre Recep Tayyip Erdoğan et Vladimir Poutine et traduisent leur volonté commune de maintenir des relations d’entente entre leurs deux pays. Avant l’intervention de l’armée turque en janvier, le ministre turc de la défense, Hulusi Akar, avait rappelé dans un communiqué du ministère de la Défense nationale, que la Turquie allait « essayer de résoudre les problèmes [en Libye], en discutant, en poursuivant le dialogue [avec la Russie], en exprimant leurs souhaits, leurs espoirs et leurs attentes respectives ». Toutefois, les récents événements à Idlib (Syrie) ont quelque peu raidi la relation turco-russe ; la riposte turque contre Damas à la suite des raids aériens responsables de la mort de 33 soldats turcs, fin février dernier, ayant mis à mal les ambitions de Moscou de se poser comme une force d’équilibre et de paix auprès de son allié Bachar al-Assad. Aussi, dans ce contexte, l’accentuation de la présence turque en Méditerranée renforce aussi désormais la concurrence avec la Russie, pour le contrôle des gisements de gaz dans la région. Même si les deux États se disent capable de maintenir une coopération économique malgré l’existence de divergences politiques, ils entreprennent chacun en Libye une logique de démonstration de force. La crise libyenne est devenue très importante pour la lutte pour le pouvoir en Méditerranée orientale au-delà de son contexte interne.
Sur le front, les combattants tripolitains sont soulagés de recevoir une aide face à l’ampleur des ingérences étrangères qui sont venues renforcer les rangs de l’Armée nationale libyenne. Pour autant, l’arrivée de soldats issus de mouvances nationalistes syriennes dans le pays est susceptible d’éveiller l’inquiétude et de provoquer le désordre. Compte tenu de leur lien avec la Turquie et son influence islamique, et de l’imaginaire de la guerre civile en Syrie, ces soldats de renfort sont facilement assimilés à des djihadistes porteurs d’un islamisme radical. Or, cette suspicion encourage la rhétorique de Haftar qui consiste à dire qu’il mène sa guerre au nom de la lutte contre le terrorisme. De plus, le GAN pâtit désormais d’un soutien décroissant de la part de plusieurs pays européens, qui condamnent vivement l’intervention armée de la Turquie. Si le GAN bénéficie toujours de la reconnaissance officielle de l’ONU, il se retrouve désormais dans une impasse diplomatique face aux accusations de Tobrouk, qui lui reproche de « sponsoriser » les mercenaires sur son propre territoire. Dans une interview donnée à Sputnik arab en février 2020, le ministre des Affaires étrangères du gouvernement libyen de Tobrouk, exprimait sa volonté que la communauté internationale, y compris la Russie et la Turquie, révoque sa reconnaissance du gouvernement de Tripoli.
Si pendant un certain temps, le président Erdoğan hésitait à parler d’une Turquie en guerre, contre les forces du maréchal Haftar, aujourd’hui son discours est plus clair. Il y a quelques semaines, lors d’une conférence tenue le 25 février à Ankara, il déclara : « Bien sûr, nous avons plusieurs martyrs en Libye. Mais en échange de quelques-uns de nos martyrs, nous avons neutralisé près de 100 légionnaires. ». L’engagement et le sacrifice des soldats turcs envoyés sur le sol libyen est reconnu et salué par le gouvernement, au nom de leur participation à la lutte contre le terrorisme. Le 22 février 2020, le colonel Okan Altınay ainsi que trois autres soldats turcs ont été tués sur le front libyen. Par ailleurs, dans son discours lors de la cérémonie de mise en service du nouveau dépôt de munitions militaires en janvier dernier, le président Erdoğan avait rappelé les pays dans lesquels la Turquie était actuellement engagée sur le terrain, à savoir la Syrie, la Libye, mais également au Qatar, au Kosovo ou en Somalie. Il avait alors loué la modernisation de l’armée turque et la nouvelle place du pays sur la scène internationale en tant que puissance militaire engagée pour la paix :
« Nous avons montré à tout le monde, ennemi ami, que de grandes luttes peuvent être menées en suivant la morale et la vertu. En plus de la force du cœur et du poignet de notre soldat, notre place dans les technologies de l’industrie de la défense a également grandement contribué à nos succès ».