Publié par CEMO Centre - Paris
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France-Turquie, les raisons d’un clash

samedi 18/juillet/2020 - 10:50
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Entre la France et la Turquie, l’ambiance est électrique. De la Syrie à la Libye en passant par les îles de Chypre ou de Lesbos, « Emmanuel Macron est la voix qui porte le camp anti-Erdogan », analyse Hamit Bozarslan, historien du Moyen-Orient et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) à Paris. Le conflit en Libye a porté à leur point d’incandescence les tensions qui s’accumulent depuis plusieurs années entre les deux pays. Le vocabulaire utilisé le 29 juin par le président de la République n’avait plus rien de diplomatique, lorsqu’il a évoqué l’intervention militaire turque à Tripoli. « C’est une responsabilité historique et criminelle pour qui prétend être membre de l’Otan », a lâché Emmanuel Macron, à l’occasion d’une conférence de presse avec Angela Merkel à Meseberg. « Criminelle », l’épithète est osée pour évoquer l’action d’un pays allié. Aucun autre dirigeant européen ne se place en effet sur un tel registre pour parler du dirigeant turc, même si certains ne le portent pas dans leur cœur. « Le président de la République dit clairement les choses et ne croit pas aux circonvolutions pour résoudre des problèmes compliqués, dit-on dans l’entourage du chef de l’État. Il n’a pas peur de fâcher Erdogan. » La page est bien tournée depuis qu’il y a quinze ans, la France et ses partenaires européens acceptaient d’ouvrir avec Ankara des négociations d’adhésion à l’Union européenne. 

Il faut dire que trois semaines avant la sortie du président de la République, l’antagonisme a failli virer à la confrontation directe. Le 10 juin, le Cirkin, un navire marchand battant pavillon tanzanien, est repéré au sud-ouest de la Crète. Escorté par trois frégates de la marine turque utilisant des indicatifs de l’Otan, l’embarcation, partie du port stambouliote de Haydarpasa, masque son immatriculation. Le Cirkin est soupçonné de transporter des armes, en violation de l’embargo de l’ONU contre la Libye en guerre, même si, à en croire Ankara, le navire ne ferait qu’y acheminer du matériel médical. La frégate française Courbet, qui participe à la mission de surveillance de l’Otan « Sea Guardian », veut aborder le Cirkin pour le contrôler. C’est alors que l’un des bâtiments turcs s’interpose et « illumine le Courbet à trois reprises avec son radar de conduite de tir », explique le ministère des Armées. Soit l’ultime étape avant de faire feu. « C’est un acte extrêmement agressif qui ne peut pas être celui d’un allié vis-à-vis d’un navire de l’Otan », dénonce-t-on au ministère. Débarrassé du Courbet, le cargo tanzanien a tout loisir de reprendre sa route jusqu’au port de Misrata, fief de puissantes milices libyennes favorables au gouvernement d’union nationale (GNA) de Tripoli, soutenu par Ankara. Il y décharge sa cargaison suspecte dès le lendemain. 

 

« Approche dévastatrice ». La partie turque n’est pas en reste dans les déclarations incendiaires. « La France que Macron dirige, ou plutôt n’arrive pas à diriger, se trouve [en Libye] uniquement pour ses propres intérêts et objectifs en partant d’une approche dévastatrice », fulmine, le 30 juin, le chef de la diplomatie turque, Mevlut Cavusoglu. L’Otan perçoit la Russie comme une menace. Mais la France cherche à renforcer la main de la Russie en Libye. » Le ton, en réalité, ne cesse de monter depuis qu’Ankara a décidé, à la fin 2019, d’intervenir militairement pour sauver le gouvernement de Tripoli et empêcher les forces rebelles du maréchal Khalifa Haftar de conquérir la capitale. Du point de vue turc, cette opération est, pour le moment, un succès. « Il y a aujourd’hui en Libye des violations de tous les côtés, tranche Selim Kuneralp, ancien diplomate turc de carrière. Il est regrettable que la France et la Turquie, qui ont des liens depuis presque 500 ans et possèdent beaucoup d’intérêts économiques, se lancent ainsi dans des déclarations fracassantes qui n’ont jamais servi à rien. »

De fait, la liste des contentieux entre Paris et Ankara ne cesse de s’allonger : intervention turque dans le nord de la Syrie contre les forces kurdes anti-Daech, chantage aux migrants aux frontières de l’Union européenne, forages dans les champs gaziers situés dans les eaux territoriales de Chypre ou encore acquisition du système de défense antiaérien russe S-400, et maintenant la Libye… « Lorsque la Turquie prend des combattants syriens sortis de groupes radicaux dans le nord-ouest de la Syrie pour les implanter à Tripoli, cela crée un risque sécuritaire important pour nous tous », explique-t-on à l’Élysée. À ces points internationaux de friction, il faut ajouter l’entrisme d’Erdogan en France, qui cherche, comme l’enquête du Point l’a montré en octobre dernier (voir n° 2461), à contrôler la communauté d’origine turque par un maillage d’organisations non gouvernementales, d’associations, de partis politiques et de structures religieuses de tous types. « Les contradictions s’accumulent de façon dangereuse avec la Turquie, qui joue plusieurs cartes à la fois », souligne une source diplomatique française. 

Classé secret-défense. La France a beau avoir des arguments, elle peine à susciter le soutien de ses partenaires. Saisi par Paris, le secrétaire général de l’Otan, le Norvégien Jens Stoltenberg, a d’abord minimisé l’incident naval, n’évoquant qu’un « désaccord entre alliés », avant d’annoncer finalement l’ouverture d’une enquête. Las ! Le rapport, classé secret-défense, n’a semble-t-il pas donné raison à la partie française. « Le rapport de l’Otan dit de manière claire que, eu égard aux éléments dont elle dispose, l’organisation n’est pas en mesure d’établir une responsabilité dans cette affaire », assure-t-on de source diplomatique turque. En signe de protestation, la France a décidé de se retirer temporairement de la mission de surveillance de l’Otan en Méditerranée. Au ministère des Armées, on indique vouloir ainsi « mettre un coup de projecteur sur une ambiguïté fondamentale dans laquelle vous avez une opération antitrafic, dont certains membres sont des trafiquants ». 

Il n’en reste pas moins que l’épisode illustre l’impossibilité pour Paris de placer Ankara face à ses responsabilités à l’Otan, d’autant que l’alliance ne prévoit aucun mécanisme de sanction ou d’exclusion contre l’un de ses membres. Sur les trente États membres de l’organisation, seuls huit ont soutenu la démarche française. « Vingt-deux pays se sont donc opposés à l’interprétation de la France, ce qui montre bien le positionnement au sein de l’Otan sur le sujet, souligne Sinan Ülgen, ancien diplomate turc qui préside le Center for Economics and Foreign Policy Studies à Istanbul. Avec ce discours agressif, la France est en train de s’isoler au sein de l’Alliance. »« Le président français instrumentalise la crise avec Ankara pour avancer sur ses ambitions stratégiques », accuse Sinan Ülgen.Les États-Unis, qui jouent un rôle prépondérant à l’Otan, ne souhaitent pas perdre l’allié turc. La Turquie possède la deuxième plus grande armée de l’Alliance et elle abrite sur son sol la base d’Incirlik, indispensable à l’organisation pour ses opérations au Proche-Orient. « La relation entre les États-Unis et la Turquie est aujourd’hui entièrement fondée sur le dialogue, très bon et très personnel, engagé entre Donald Trump et Recep Tayyip Erdogan », souligne l’ex-diplomate turc Selim Kuneralp. Dans son livre récent (The Room Where it Happened), l’ancien conseiller à la Sécurité nationale John Bolton écrit d’ailleurs que le président turc est le chef d’État que Donald Trump appelait le plus. « On en voit le résultat en Libye, où les États-Unis ne sont pas particulièrement hostiles au rôle joué par la Turquie, ajoute Selim Kuneralp. Mais aussi en Syrie, où les Américains ont accepté la présence turque dans le nord du pays. » 

Les flux migratoires, levier d’Erdogan. C’est à la suite de cette dernière intervention, qui a mis les forces spéciales françaises sur le terrain en porte-à-faux, qu’Emmanuel Macron a prononcé en novembre 2019 sa fameuse pique sur « l’Otan en état de mort cérébrale », ce qui lui a valu à l’époque une réponse cinglante d’Erdogan : « Fais d’abord examiner ta propre mort cérébrale ! » Huit mois plus tard, le président français persiste et signe. L’incident avec la marine turque est à ses yeux « une des plus belles démonstrations qui soient » de son diagnostic sur l’Otan. Pour lui, le salut de la France passe par le renforcement de la souveraineté européenne. « Le président travaille à la construction d’un pilier européen, confie un de ses conseillers. Cela commence par un rôle actif dans les crises qui ont lieu dans un environnement proche de l’Europe. » 

La Turquie, elle, voit l’Europe comme « une sorte de mosaïque très disparate d’États qui, au niveau diplomatique, n’a rien produit au cours de la dernière décennie », analyse Marc Pierini, ancien ambassadeur de l’UE à Ankara, aujourd’hui chercheur invité au Carnegie Europe. « En dépit du discours très européen d’Emmanuel Macron et d’Angela Merkel, il n’existe pas de véritable concertation européenne et seule la France possède, aujourd’hui, une projection de puissance au sein de l’UE. » La marge de manœuvre européenne face à Ankara est d’autant plus étroite que de nombreux pays, dont l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne, possèdent des intérêts économiques importants en Turquie. 

« Carnet de chèques ». « Dans toutes les discussions avec la Turquie, nous plaidons pour que les questions relatives à la Méditerranée orientale, à la Syrie et à la Libye, soient aussi évoquées, confie un diplomate français. Mais il y a un travail à effectuer, admet-il, pour rapprocher les positions européennes et coordonner une action concrète contre la Turquie afin de ne plus subir ces comportements à nos frontières. »

Peu de pays européens souhaitent se mettre la Turquie à dos. La vague de réfugiés de l’été 2015 est dans toutes les mémoires. L’afflux de migrants sur les îles grecques de la mer Égée avait poussé l’Union européenne à conclure l’année suivante un accord avec Ankara. En échange du versement par l’UE de 6 milliards d’euros, la Turquie s’est engagée à rapatrier les réfugiés sur son territoire et à renforcer son contrôle des frontières. Or, l’Europe n’a déboursé que la moitié de la somme. Erdogan possède depuis un levier de pression indéniable, qui pourrait bientôt être considérablement renforcé par le contrôle des flux migratoires en provenance de Libye. « À terme, je ne vois pas comment il est possible que l’Europe ne passe pas au carnet de chèques », estime un diplomate européen. 

Tensions pour faire diversion. La stratégie de confrontation fait aussi le jeu de Recep Tayyip Erdogan. Affaibli depuis un an par une grave crise économique et une forte inflation, doublées d’un échec politique avec la perte de la majorité des grandes villes du pays aux municipales de 2019, le président islamiste, dont le Parti de la justice et du développement (AKP) est allié au pouvoir avec le Parti d’action nationaliste (MHP), accentue la répression en interne pendant qu’il se nourrit des tensions avec l’Occident pour faire diversion. « Le système Erdogan ne peut plus fonctionner sans provoquer de crises, que ce soit sur le plan intérieur ou à l’étranger », analyse l’historien Hamit Bozarslan.

La méthode est toujours la même. Le raïs introduit sur la place publique une polémique à laquelle il donne une ampleur considérable dans les médias qui lui sont inféodés. « En lançant un débat sur le fait que la France a toujours été l’ennemie de la Turquie, il évacue les questions principales telles que les privations de liberté, l’inflation, la dette ou le chômage », souligne le directeur d’études à l’EHESS. Mais la fuite en avant du président turc ne semble plus faire mouche au sein de l’opinion. À en croire les derniers sondages, la cote de popularité de l’AKP aurait chuté à 30 %, et sa coalition avec le MHP à 46 %. Une nouvelle inquiétante pour le chef de l’État, qui peinerait donc à obtenir, actuellement, les 50 % de suffrages indispensables à sa réélection dans trois ans. Erdogan n’a pas fini d’attiser l’antagonisme avec la France.

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