En Méditerranée, Recep Tayyip Erdogan cherche une revanche néo-ottomane
Pour justifier sa politique libyenne et ses prétentions gazières, le président turc récupère le combat de Mustafa Kemal contre les puissances occidentales tentant de dépecer la Turquie après 1918, analyse l’historien Olivier Bouquet.
Le président Poutine réécrit l’histoire de la seconde guerre mondiale pour obtenir deux mandats supplémentaires. Le président Erdogan relit l’histoire de la première guerre mondiale pour préparer sa réélection en 2023. Dans les deux cas, la politique de l’histoire repose sur des commémorations appuyées à la faveur d’un calendrier clair et opportun (75 ans en Russie, 100 ans en Turquie). Dans les deux cas, elle désigne un ennemi commun de la mémoire nationale : l’Occident. En Turquie, un cycle de commémorations s’est ouvert le 19 mai 2019 : cent ans plus tôt, Mustafa Kemal débarquait à Samsun, port de la mer Noire, d’où il lançait la guerre de libération nationale. Il s’achèvera le 29 octobre 2023, date de la fête nationale et de la fondation de la République de Turquie. Au sein de ce cycle s’inscrivent deux traités qui sont marqués au coin de l’intrusion occidentale : Sèvres, commémoré le 10 août prochain, et Lausanne, le 24 juillet 2023.
Sous Mustafa Kemal, le traité de Lausanne était salué comme un événement triplement positif : une victoire diplomatique effaçait l’humiliation du traité de Sèvres qui dépeçait l’empire ; Etat centré sur l’Anatolie, la Turquie était reconnue par le droit international ; un empire décadent rejoignait les oubliettes de l’histoire. Le président turc désormais redéfinit ces trois perspectives : le traité a été imposé par les puissances occidentales ; de 3 millions de km², la Turquie a été réduite à 780 000 km² ; les Turcs ont toujours formé un Etat, sous les Ottomans, Mustafa Kemal et Erdogan. Bien sûr, les frontières nationales de la Turquie restent sacrées, mais le traité qui les a arrêtées ne l’est plus. Au contraire, selon lui, le droit international a privé le pays de ses îles méditerranéennes. Il a dessiné un espace maritime certes grec, mais sur lequel la Turquie réclame la reconnaissance de ses droits historiques. Au-delà de la Méditerranée, les objectifs néo-ottomans de la reconquête n’ont de limite que les avancées des troupes ottomanes à l’époque impériale. Du moins dans l’ordre militaire. Car, dans l’ordre culturel, le soft power de Turkish Airlines et des séries télévisées turques s’étend à l’échelle du globe.
Une manipulation diplomatique
Le traité de Sèvres reste le diktat antiturc par excellence. A la différence de Lausanne, il n’a pas été signé par le gouvernement d’Ankara, mais a été d’emblée déclaré nul et non avenu. Et pour cause : un Etat ottoman croupion réduit à une partie de l’Anatolie, le reste partagé entre les puissances victorieuses de l’Entente, un Kurdistan autonome, une grande Arménie, les détroits du Bosphore et des Dardanelles ouverts à tous les pavillons, y compris en temps de guerre. Les erdoganistes reprennent un élément de la condamnation kémaliste : l’entrée en 1914 dans ce qui était avant tout une guerre intra-européenne n’aurait pas été un vrai choix des autorités impériales, mais le résultat d’une manipulation diplomatique, dans une guerre de l’Europe contre les Turcs.
Le traité de Sèvres, qui n’a cessé de hanter la mémoire turque, connaît une nouvelle actualité. D’une part, il renvoie à un trauma récent : le coup d’Etat manqué du 15 juillet 2016 est décrit comme le résultat d’un complot ourdi à l’étranger ; or, dans un discours de novembre 2016, le président Erdogan a avancé que, s’il avait réussi, il aurait débouché sur un nouveau Sèvres. D’autre part, la politique néo-ottomane engagée en Méditerranée orientale se veut la revanche de l’humiliation de Sèvres et son contraire. Deux pays sont visés en particulier. La Grèce : Sèvres lui accorde huit îles égéennes. La France : le traité est signé sur son territoire ; sa présence en Tunisie et au Maroc est reconnue. Sèvres est en Méditerranée ce que les accords Sykes-Picot sont au Proche-Orient : l’instrument du colonialisme français d’hier et d’aujourd’hui. De même que la Grèce (dans la région de Smyrne) et la France (en Cilicie) s’étaient entendues pour occuper l’Anatolie en 1920, de même elles collaborent pour gouverner les mers turques de Méditerranée orientale (autour de Chypre).
Un jeu de bascule
Comment articuler ce calendrier néo-ottoman à la célébration de la geste kémaliste ? Officiellement, Erdogan ne peut éclipser Atatürk, le fondateur de la République et de la nation. Mais rien ne l’empêche d’insérer la geste du « gazi » (le combattant) dans une histoire en train de se faire : à Samsun en mer Noire, Mustafa Kemal a lancé la reconquête de l’Anatolie ; à Misrata, Erdogan relance la reconquête de l’Empire ottoman en Afrique du Nord. En outre, tout ce qui, dans le calendrier républicain, entre en contradiction avec le projet néo-ottoman est mis de côté : la suppression du sultanat le 1er novembre 1922 ou la suppression du califat le 3 mars 1924 ne feront, je pense, l’objet d’aucune commémoration.
Enfin, certains grands symboles kémalistes sont réorientés au service de l’agenda néo-ottoman : basilique byzantine transformée en mosquée après la conquête de Constantinople en 1453, Sainte-Sophie est devenue un musée en 1934 sur décision d’Atatürk. Le président Erdogan espère en faire de nouveau une mosquée. Lors de la commémoration de la prise de Constantinople le 29 mai dernier, la 48e sourate du Coran (« La conquête ») a été lue à Sainte-Sophie. Le même jour, des forages ont été annoncés dans l’espace maritime grec. L’un des navires chargés de l’opération a pour nom Fatih (« le conquérant »). Dans un jeu de bascule à l’attention de l’opposition kémaliste et au-delà, les quatre zones de forage se nomment « Ne » « Mutlu » « Türküm » « Diyene » : « heureux celui qui peut se dire turc », une citation célèbre de Mustafa Kemal. A bien des égards, l’erdoganisme est une transformation néo-ottomane du kémalisme.