L’engagement militaire turc en Libye : une apparente contradiction entre les discours et les actes
Le 19 janvier 2020, la Conférence de Berlin a rassemblé les dirigeants des principaux pays concernés, directement ou indirectement, par le conflit, à savoir : les chefs d’État d’Algérie, Turquie, Égypte, Émirats arabes unis, Russie, Chine, États-Unis, France, Royaume-Uni, ainsi que les représentants de l’ONU et de l’UE. Tous se sont engagés à respecter l’embargo sur les armes et à renoncer à toute ingérence étrangère directe dans le conflit armé ou les affaires intérieures de la Libye. Si les deux hommes forts du pays, Fayez El-Sarraj et le maréchal Khalifa Haftar ont refusé de se rencontrer, ils ont accepté de donner chacun cinq noms afin de former une commission militaire mixte de suivi. Le président Erdoğan a réaffirmé qu’il n’existait pas selon lui de solution militaire au conflit. Lors d’une conférence de presse conjointe avec le président algérien Tabbun, le 26 janvier 2020, il avait déclaré que « la Libye ne [devait] pas tomber dans le jeu des organisations terroristes et des barons de guerre » et que les facteurs clés pour assurer la stabilité permanente dans le pays étaient « le dialogue, la réconciliation et l’inclusion »3. Dans un communiqué datant du 12 janvier 2020, avant même la Conférence de Berlin, et à l’issue de la visite du président russe Vladimir Poutine à Istanbul, le Ministère turc de la Défense nationale annonçait que la Turquie souhaitait la cessation des combats en Libye et qu’elle veillerait à ce que « les pratiques de cessez-le-feu soient étroitement surveillées »4.
Si la Turquie parle volontairement d’une solution politique plutôt que militaire à entreprendre en Libye, elle n’exclue pas paradoxalement l’usage de la violence. Dans un de ses rapports, le think tank SETA (Foundation for Political, Economic and Social Research) proche du gouvernement, écrivait que « l’attentat d’avril avait révélé que la solution politique pour la Libye ne serait possible qu’en modifiant les équilibres militaires en faveur du Gouvernement d’Union Nationale libyen sur le terrain. »5. En effet, depuis plusieurs mois, la Turquie envoie des armes par porte-conteneurs dans le port de Misrata en Libye, pour soutenir les forces armées de El-Sarraj. On se souvient des images, en mai 2019, de Tripoli qui faisait entrer dans son port 58 véhicules blindés turcs anti-mines6. La Turquie n’est pas le seul pays en cause, car la Russie et les Émirats arabes unis sont aussi accusés d’appuyer le maréchal Khalifa Haftar par l’intermédiaire de livraisons d’armes. Pour autant, lors de la Conférence de Berlin, la Turquie fut la plus montrée du doigt. En effet, aux accusations de violation de l’embargo sur les armes, se sont jointes celles d’avoir envoyé récemment des soldats turcs et des mercenaires étrangers pour renforcer l’armée de El-Sarraj. Si les déclarations officielles du gouvernement turc restent très vagues quant au nombre et à la provenance des soldats envoyés sur le terrain, la presse occidentale, elle, parle de plus de plus de 1300 hommes qui auraient été déployés immédiatement après l’annonce du gouvernement turc en janvier 20207. À la fin du mois de décembre, des vidéos diffusées sur les réseaux sociaux, avaient montré des soldats de groupes d’opposition syriens prétendant avoir été envoyés se battre contre Haftar, par une société de sécurité turque. Les éditions turques de la BBC (BBC Turkçe), avaient alors confirmé ces informations en relayant les allégations de l’opposition syrienne et de l’Observatoire syrien sur les droits de l’Homme. Dès le mois de décembre 2019, plus de 500 hommes en provenance de la seconde division de l’Armée nationale syrienne auraient été transférés vers Tripoli par la Turquie8. Les autorités turques avaient alors répondu que la présence de ces soldats syriens relevait de leur propre initiative et que ce transfert n’avait pas été effectué sous le contrôle de la Turquie. Dans une interview accordée à Independent Turkish en décembre 2019, Adnan Tanrıverdi, le patron de la société de sécurité SADAT et conseiller militaire du président Erdoğan, avait également rejeté de telles allégations en déclarant que « la SADAT [fournissait] des services de conseil et d’équipement de formation aux forces armées de certains pays » et qu’au contraire, ils « [n’opéraient] pas sous le statut de mercenaires comme des sociétés militaires privées »9.
Cette opération survient après la signature d’un accord militaire et maritime, entre Ankara et Tripoli, le 27 novembre 2019, qui prévoyait une coopération renforcée en matière de sécurité entre les deux parties ainsi que la démarcation de nouvelles frontières entre celles-ci. La Turquie se disait alors incapable de ne pas répondre à « l’appel » à l’aide des libyens, qu’elle considère comme un « peuple frère »10. Le ministre de la défense, Hulusi Akar, avait déclaré : « Il ne nous est pas possible d’être indifférents à la victimisation de nos frères libyens. »11. Lors d’une rencontre avec les journaux et les télévisions d’Ankara, le 15 janvier 2020, soit trois jours après le déploiement des premières troupes turques sur le sol libyen, Hulusi Akar, précisa que l’accord de coopération militaire avec la Libye visait avant tout à favoriser « l’éducation militaire, le partage d’information et le conseil » entre les deux pays12. Il ajouta que la Libye étant faite de Libyens, ses problèmes devaient être résolus par les Libyens eux-mêmes, mais que la crise libyenne parce qu’elle concerne aussi la sécurité des Nations Unies, justifiait également la présence de forces étrangères sur le terrain. Du fait de la nature de ses liens historiques avec la Libye, la Turquie n’entend pas se retirer du pays tant que la situation ne s’améliore pas. « C’est notre devoir. Nous soutenons nos amis. Nous avons suffisamment d’outils, d’armes, de munitions et de personnel », selon les mots du ministre Akar13.
Si le gouvernement turc justifie l’envoi d’armes et de troupes militaires en Libye dans le seul but de prodiguer une aide humanitaire à un pays allié, il semble également que l’accentuation de sa présence en Méditerranée orientale répond à d’autres préoccupations géopolitico-stratégiques.