Pourquoi Erdogan s’intéresse-t-il à la Libye ?
Si l’implication politique et militaire de la Turquie est aisément compréhensible en Syrie, le long de sa frontière Sud, dans un conflit aux répercussions multiples pour son propre territoire, son intervention dans la lointaine Libye peut étonner. «Nous irons là où nous sommes conviés, nous n’irons pas là où nous ne sommes pas invités. Comme nous y sommes conviés, nous répondrons favorablement», a expliqué jeudi Erdogan, lors de la réunion des fédérations locales et régionales de son Parti de la justice et du développement (AKP). «Nous soutiendrons par tous les moyens le gouvernement de Tripoli, qui résiste contre un général putschiste soutenu par des pays arabes et européens», a-t-il poursuivi, se référant au maréchal Khalifa Haftar.
L’ambition du président turc de projeter son pays dans un rôle de puissance régionale dans les divers conflits du monde arabo-musulman est une des principales raisons de son soutien au GNA libyen. D’autant que le gouvernement de Tripoli est dominé par des figures de tendance islamiste. La Turquie a signé avec celui-ci, le 27 novembre, deux accords essentiels. Le premier, un protocole d’entente pour une coopération militaire, est entré en vigueur jeudi et été publié au journal officiel turc. Il prévoit le soutien à la création d’une force d’intervention rapide pour le transfert de compétences, l’entraînement des forces terrestres, maritimes et aériennes libyennes par des experts militaires turcs, ainsi que la fourniture de matériel.
Un deuxième accord crucial signé avec le GNA libyen est maritime. Il concerne une délimitation territoriale qui permet à Ankara de faire valoir des droits sur de vastes zones en Méditerranée orientale riches en hydrocarbures, très disputées par la Grèce, l’Egypte, Chypre et Israël. Furieux, Athènes a annoncé dimanche qu’un accord sur le gazoduc EastMed, concurrent des projets turcs, serait signé avec Chypre et Israël le 2 janvier.
Où en est la situation sur le terrain en Libye ?
A Tripoli, le gouvernement d’union nationale, reconnu par les Nations unies, est assiégé depuis huit mois par les troupes du maréchal Khalifa Haftar. Cet officier rebelle de 76 ans, qui refuse de reconnaître la légitimité du gouvernement né des accords de paix de Skhirat, en 2015, s’est rendu maître de la Cyrénaïque (la partie est du pays) en écrasant les groupes islamistes qui y prospéraient. En début d’année, son autoproclamée Armée nationale libyenne (ANL) - un assemblage hétéroclite de militaires de l’ancien régime kadhafiste, de miliciens tribaux et de combattants salafistes - s’est emparée des principales villes du Sud libyen, à la faveur d’une offensive éclair et de retournements d’alliances.
Le 4 avril, en dépit des engagements de cessez-le-feu, Haftar a lancé ses forces à l’assaut de Tripoli afin de «délivrer» les institutions libyennes qu’il estime prises en otages par les «milices criminelles» de la capitale. Celles-ci ont immédiatement fait bloc pour défendre la ville. Renforcées par des combattants venus de toute la Tripolitaine (notamment la puissante cité de Misrata), les troupes progouvernementales ont endigué la progression de l’ANL et reconquis cet été la ville clé de Gharyan, une centaine de kilomètres plus au sud. Depuis, la ligne de front autour de Tripoli s’est stabilisée.
Le 12 décembre, le général Haftar a une nouvelle fois annoncé à la télévision une «bataille décisive» : «L’heure zéro a sonné pour la grande offensive totale attendue par tout Libyen libre et honnête», a-t-il déclamé, appelant ses hommes à avancer «vers le cœur de Tripoli». Sans que son discours n’ait été suivi d’effets. «D’un côté, Haftar a la domination aérienne, mais il ne peut pas tenir le terrain. De l’autre, les contre-attaques du gouvernement d’union nationale sont vite stoppées par l’aviation de Haftar, résume Ali Bensaâd, professeur à l’Institut français de géopolitique. Et même si l’ANL parvenait à pénétrer dans la capitale, la bataille ferait rage rue par rue : Tripoli deviendrait un nouveau Beyrouth.»
Qui soutient qui en Libye ?
La Tripolitaine est le théâtre d’une vaste guerre par procuration. Khalifa Haftar a réussi à rassembler autour de lui un certain nombre de parrains internationaux, dont il est devenu militairement et diplomatiquement dépendant. A commencer par les Emirats arabes unis, son allié le plus important, qui lui fournit des drones armés et du matériel de guerre, en violation flagrante de l’embargo sur les armes décrété par l’ONU. Il compte aussi parmi ses soutiens l’Egypte du maréchal Al-Sissi et l’Arabie Saoudite du prince Mohammed ben Salmane, les trois pays ayant une aversion commune pour les expériences démocratiques arabes, en particulier quand elles débouchent sur une percée de l’islam politique. Pour cet axe contre-révolutionnaire, la Libye post-Kadhafi ne doit surtout pas tomber dans l’escarcelle des Frères musulmans, influents au sein des institutions libyennes. La France, tout en reconnaissant la légitimité du gouvernement d’union nationale, coopère elle aussi discrètement avec le maréchal Haftar, considéré comme un allié volontariste dans la lutte contre le terrorisme islamique. Cet été, les troupes loyalistes ont découvert des missiles français à Gharyan, dans les stocks de l’ANL.
Dernièrement, des mercenaires russes sont venus appuyer l’offensive de Haftar à Tripoli. Ils appartiennent vraisemblablement à la société privée Wagner, proche du Kremlin, déjà employée en Ukraine, en Syrie ou en Centrafrique. Moscou a démenti, en dépit de la multiplication des photos et des témoignages attestant de la présence de combattants russes. Aguerris et bien équipés, à la différence des mercenaires soudanais ou tchadiens jusque-là utilisés par Haftar, ils pourraient permettre à l’ANL de réaliser des percées sur le front de Tripoli.
Le gouvernement d’union nationale, lui, est essentiellement défendu par la Turquie. «Le Qatar, très actif jusqu’à 2016, s’est progressivement retiré, même si on fait toujours appel à lui pour des financements, explique Ali Bensaâd. Doha n’est plus au premier plan du jeu politico-militaire.» A contrario, le soutien de la Turquie est allé crescendo. Des drones et des véhicules de combat ont été livrés aux groupes armés qui affrontent les troupes du maréchal Haftar, là encore en violation de l’embargo. Les deux camps sont engagés dans une surenchère. «A quel titre ces 5 000 Soudanais et ces 2 000 autres de la compagnie russe Wagner se trouvent [en Libye] ? Vous savez qui les paient ! s’est emporté Erdogan. Eux soutiennent un seigneur de guerre, nous, nous répondons à l’invitation du gouvernement libyen légitime, telle est notre différence.» Une conférence de paix, plusieurs fois reportée, a été annoncée à Berlin au début de l’année prochaine.