On vous explique pourquoi les relations entre la France et la Turquie se tendent
La tension se fait palpable entre Paris et Ankara autour du conflit libyen. Symboliquement, la France s'est retirée temporairement, mercredi 1er juillet, de l'opération de sécurité maritime de l'Otan en Méditerranée baptisée Sea Guardian. Paris entend ainsi exprimer son mécontentement à l’égard de l’Alliance atlantique, qu'il juge trop indulgente avec la Turquie, également membre de l'Otan.
La France s'est notamment plainte à l'Otan, sans grand résultat pour l'instant semble-t-il, d'un récent incident naval franco-turc, durant lequel la frégate française Courbet aurait été menacée par des bâtiments turcs, ce qu'Ankara dément. Sur le fond, elle accuse aussi la Turquie de violer l'embargo sur les armes à destination de la Libye. Explications de cette poussée de fièvre.
1Paris a demandé à l'Otan une enquête après un incident naval avec la Turquie
Dernier incident en date : celui intervenu le 10 juin en Méditerranée orientale. Alors que la frégate Courbet cherchait à identifier un cargo suspecté de transporter des armes vers la Libye, "les frégates turques interviennent et illuminent Le Courbet à trois reprises avec leur radar de conduite de tir", a décrit le ministère des Armées, le 17 juin, juste avant une vidéoconférence des ministres de la Défense de l'Alliance atlantique. Illuminer un navire est plus qu'un coup de semonce. Cette manœuvre est "destinée à faire un repérage ultime, avant un tir, afin de guider un éventuel missile. Une sorte de dernier appel, électronique, avant le feu réel", explique le blog politique Bruxelles2.
Au moment de l'incident, la frégate française tentait, toujours selon Paris, de vérifier, dans le cadre de la mission de surveillance de l'Otan, qu'un bateau turc, qui naviguait avec son transpondeur coupé et refusait de communiquer son port de destination, ne transportait pas d'armes vers la Libye.
L'Alliance atlantique a annoncé, à la mi-juin, l'ouverture d'une enquête sur ces accusations, démenties par la Turquie.
2 La France reproche à la Turquie de violer les embargos sur les armes en Libye
Au-delà de l'incident maritime, "le fond de l'affaire, ce sont les violations répétées de l'embargo par la Turquie et un historique de falsifications et de trafics", a déclaré le ministère français des Armées lors d'un point-presse téléphonique, mercredi 1er juillet. Paris dénonce en effet l'intervention militaire turque en Libye au côté du gouvernement d'union nationale (GNA) de Tripoli, mené par Fayez El-Sarraj et reconnu par l'ONU.
Et la France exige, avant de participer à nouveau à l'opération Sea Guardian, "que les alliés réaffirment solennellement leur attachement et leur engagement au respect de l'embargo". En clair, elle veut être davantage soutenue par l'Alliance atlantique dans son conflit avec Ankara.
3L'Otan n'est pas pressée de trancher
Mais, l'Otan, elle, ne se précipite pas pour trancher ce conflit. A la demande de la France, soutenue par à peine huit pays européens sur un total de trente membres, l'Alliance atlantique s'était saisie de l'incident naval. Son rapport d'enquête étant classifié, on ne peut en connaître la teneur. Mais l'ambassadeur de Turquie en France, Ismail Hakki Musa, l'a évoqué, mercredi 1er juillet, devant la commission des Affaires étrangères et de la Défense du Sénat français. "Les experts de l'Otan, semble-t-il, n'arrivent pas à la même conclusion" que la France, a-t-il assuré.
Il a surtout rappelé que la Turquie était un poids lourd de l'Otan en Méditerranée orientale. "Il n'y aura plus d'Otan sans la Turquie ! Vous ne saurez pas traiter l'Iran, l'Irak, la Syrie, la Méditerranée au Sud, le Caucase, la Libye, l'Egypte."
Le sujet sera au menu d'une réunion des ministres des Affaires étrangères de l'Union européenne, le 13 juillet, à la demande de la France.
4Paris reproche à Ankara "d'importer en Libye des combattants jihadistes depuis la Syrie"
Selon Emmanuel Macron, la Turquie du président Recep Tayyip Erdogan "ne respecte aucun de ses engagements (...), a accru sa présence militaire en Libye et elle a massivement réimporté des combattants jihadistes depuis la Syrie". Pour ces motifs, le président de la République a jugé, lundi 29 juin, que la Turquie avait une "responsabilité historique et criminelle" dans ce conflit, en tant que pays qui "prétend être membre de l'Otan".
Moins explicitement, la France en veut-elle à la Turquie d'avoir fait reculer les troupes du maréchal Khalifa Haftar, qu'elle a soutenu pendant longtemps, selon l'ancien ambassadeur Michel Duclos ? Emmanuel Macron s'en défend, selon Le Figaro, et affirme vouloir œuvrer pour "une solution de paix durable".
Mais l'aide turque, selon les observateurs, a été décisive pour repousser le maréchal Haftar, homme fort de l'est de la Libye soutenu par les Emirats arabes unis, l'Egypte et la Russie, alors qu'il marchait sur la capitale, Tripoli, en mai. Le gouvernement de Sarraj a repoussé son offensive "grâce à l'intervention de l'armée turque, appuyée par des milliers de jihadistes syriens", expliquait Le Canard enchaîné, mercredi 24 juin. L'ancien ambassadeur Michel Duclos livre, pour l'Institut Montaigne, une même analyse : "Les troupes d’Haftar n’étaient pas loin d’investir Tripoli, grâce en particulier aux mercenaires et à l’équipement fournis par la Russie. C’est alors que la Turquie a décidé de mettre son poids dans la balance en soutenant, là aussi par des mercenaires [syriens] et un appui militaire direct, le camp gouvernemental."
Pour Michel Duclos, c'est "un revers important pour la France", qui, "jusqu’en 2017, a aidé militairement l’ancien militaire kadhafiste, passé ensuite par la CIA", écrit-il. Et aujourd'hui, "les autorités françaises se trouvent relativement isolées dans le procès qu’elles instruisent à la Turquie depuis plusieurs mois", estime l'ancien ambassadeur. Car d'autres intérêts, notamment pétroliers et gaziers, se greffent autour du conflit libyen, compliquant encore l'affaire.
5La Turquie révèle l'existence d'une "affaire d'espionnage" entre les deux pays
Pour crisper encore davantage les relations, la Turquie a confirmé mercredi, par la voix de son ambassadeur en France, l'existence d'une "affaire"d'espionnage entre les deux pays, quelques jours après des informations publiées par un journal progouvernemental turc, en pleine crise diplomatique.
Selon un article publié le 22 juin par le quotidien Sabah, un ex-employé du service de sécurité du consulat général de France à Istanbul, Metin Ozdemir, s'est rendu à la police turque et a affirmé qu'il avait collecté des informations pour les services de renseignement extérieurs français (DGSE). Quatre personnes soupçonnées d'avoir espionné des milieux associatifs et religieux pour le compte de la France ont été arrêtées, poursuivait le journal.
Mercredi, l'ambassadeur de Turquie en France, Ismail Hakki Musa, a répondu à une question sur le sujet devant la commission des Affaires étrangères et de la Défense du Sénat français, devenant le premier responsable turc à l'évoquer officiellement. "Cette affaire est traitée de près par la DGSE et le MIT turc. [Cela fait] deux ans que cette affaire fait l'objet d'échanges entre les deux services", a-t-il indiqué. "Le fait que cela ait trouvé écho dans la presse il y a quelques jours (...) n'a aucun rapport avec l'actualité", a-t-il soutenu, alors que les tensions diplomatiques entre Paris et Ankara prennent de l'ampleur. La France ne s'est jamais exprimée publiquement sur ce dossier.