Pendant le Covid-19, la conquête néo-ottomane d’Erdogan continue
Évincé de Syrie par la Russie, alliée du régime d’Assad, Erdoğan, qui voulait y faire le ménage chez les Kurdes, a décidé d’aller le faire plus loin. De récentes frappes aériennes ont été lancées au nord de l’Irak contre des bases du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Dans la région du Sinjar, ces frappes ont également touché les populations yézidies. Exterminés ou réduits en esclavage par Daech en 2014, les Yézidis avaient fui la région. Depuis, des familles de réfugiés avaient repris possession de leurs terres, espérant un retour à la vie « normale ». Elles sont désormais la cible d’Erdoğan, qui ne fait pas dans la dentelle.
En Libye, les troupes mercenaires d’Erdoğan venues à la rescousse de Fayez al-Sarraj, chef du gouvernement de Tripoli, viennent de remporter une victoire éclatante. Elles ont repoussé Khalifa Haftar, chef de l’Armée nationale libyenne, en guerre contre Sarraj depuis quatorze mois. Parce qu’il avait conquis la zone pétrolière et liquidé les djihadistes de Benghazi, Haftar était soutenu par les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite et l’Égypte qui l’encourageaient à se désenclaver de la Cyrénaïque (est) pour se lancer à la conquête de l’ensemble de la Libye. Encore plus précieux, il bénéficiait du soutien de Moscou.
Avec l’entrée en lice des mercenaires russes à l’automne dernier, la bataille tournait à l’avantage de Haftar. Jusqu’à ce qu’Erdoğan se pose en sauveur. 7000 conseillers militaires et miliciens turkmènes et arabes qui se battaient précédemment en Syrie pour le compte d’Erdoğan furent dépêchés par Ankara. Qui fournit également ses drones : des Anka-S nouvelle génération qui ont permis au gouvernement de Tripoli de recouvrer la maîtrise du ciel et de faire reculer les troupes de Sarraj.
Le deal conclu par Erdoğan avec Sarraj en échange de l’envoi de ses troupes ? Récupérer les meilleurs contrats pétroliers sur la Méditerranée orientale où de vastes gisements de gaz en eau profonde ont été découverts. Dorénavant, la Turquie et la Libye devront être consultées sur « toute activité d’exploration ou de construction d’un pipeline » dans les zones maritimes définies entre les deux pays. Les ministres des Affaires étrangères et de l’Économie, Mevlüt Çavusoglu et Berat Albayrak, ainsi que le chef des services secrets, Hakan Fidan, étaient en visite à Tripoli la semaine dernière pour consolider cet accord. Et vraisemblablement imaginer ensemble la poursuite de l’offensive turque jusqu’au golfe de Syrte, dont les champs pétroliers sont stratégiques. Moscou s’y opposera certainement. Affaire à suivre.
Cet expansionnisme turc a été dénoncé avec vigueur par la Grèce, Chypre, l’Égypte, Israël et l’Union européenne, qualifiés par Ankara de « bloc antiturc ». Tout comme la France, accusée d’avoir soutenu Haftar et… les Kurdes. La tension est montée d’un cran le 10 juin. Le Courbet, un navire français déployé au large de la Libye dans le cadre de la mission de l’OTAN Sea Guardian, pour identifier un cargo suspecté d’être impliqué dans un trafic d’armes, a fait l’objet de trois « illuminations radar », équivalant à un marquage de cible, de la part d’une frégate turque, comme l’a révélé Florence Parly, la ministre française des Armées. « Selon les règles d’engagement de l’Otan, un tel acte est considéré comme hostile ».
Les deux maîtres du jeu dans la région sont désormais la Russie et la Turquie. Stoppée par Moscou en Syrie, la Turquie vient de lui damer le pion en Libye. Mêmes autocrates, mêmes méthodes, mêmes arguments. Erdoğan calque son jeu sur celui de Poutine. « Tout projet, plan, politique ou économique, dans la région et dans le monde, est voué à l’échec, si la Turquie en est exclue. Cela est valable des Balkans à la Méditerranée, du nord au sud de l’Afrique », a-t-il asséné le 18 mai.
Erdoğan, sultan néo-ottoman, reprend pied en Libye. Obsédé par l’humiliation du traité de Sèvres de 1920 qui avait retiré à la Turquie ses conquêtes arabes et maghrébines, le chef d’État turc se veut le calife de la reconquête. La Libye en est une pièce maîtresse hautement symbolique. : « On nous demande souvent ce que nous faisons exactement en Libye. Nous y sommes pour défendre nos descendants, nos frères anatoliens », déclarait-il le 22 décembre 2019. L’hubris néo-ottoman a un fond historique. La Libye, majoritairement peuplée, dans l’ordre, de Touaregs, de Berbères avec une minorité d’arabes fut le seul pays de l’empire ottoman où la Sublime Porte implanta une colonie turque de peuplement. Via les Janissaires (ordre militaire composé d’esclaves chrétiens européens convertis de force) et leurs descendants au XVIIe siècle. Et via la dynastie des Karamanli qui administra la région jusqu’en 1830 environ. Un habillage suffisant pour Erdoğan et son récit islamo-néo-impérialiste. Ses victoires militaires, politiques et diplomatiques dans cette région aux confluents de l’Afrique, du Maghreb et de la Méditerranée sont aussi favorisées par son travail de fond sur les réseaux islamistes.