Erdogan tente de jouer en Libye le même scénario syrien
« La Turquie est plus grande que la Turquie, sachez cela. Nous ne pouvons pas rester enfermés dans 780 000 km2. Car nos frontières physiques sont une chose, et nos frontières de cœur (gönül sinirimiz) autre chose. Nos frères de Mossoul, de Kirkouk, de Hassaké, d’Alep, de Homs, de Misrata, de Skopje, de Crimée et du Caucase ont beau être en dehors de nos frontières physiques, ils sont tous dans nos frontières de cœur. »
En essayant de rejouer en Libye le même scénario syrien de soutien aux formations paramilitaires des Frères musulmans libyens, Erdogan ne chercherait-il pas, également, à vendre à son public, de moins en moins acquis à ses thèses, le rêve fou de réinstaller la Turquie dans les habits trop vastes de l’Empire ottoman disparu qu’il s’emploie à ressusciter ? Ou s’agit-il d’une simple gesticulation politicienne à l’usage de ses électeurs déçus qui avaient administré à son parti islamiste AKP, au printemps 2019, une défaite majeure se traduisant par la perte des principales villes du pays comme Istanbul et Ankara… ?
Quels que soient les calculs d’Erdogan, la stratégie du bord du gouffre qu’il vient d’engager en Libye risque de lui coûter très cher. Elle a déjà réussi à faire l’unanimité contre lui, de l’Égypte à l’Algérie, en passant par la Tunisie, la Ligue arabe, l’Italie, la France, voire la Russie et les États-Unis, même si tous répètent invariablement que la solution militaire de la question libyenne ne saurait être que politique et que toutes les ingérences extérieures sont nulles et non avenues.
Zone de non droit
S’il est vrai que la malheureuse intervention de l’Otan en Libye, sans autorisation expresse de l’ONU en 2011, a installé ce pays dans une zone de non-droit, l’a livré aux démons du tribalisme, de l’intégrisme, du trafic en tous genre, l’a transformé en boulevard pour le crime organisé et un passage pour l’immigration clandestine vers l’Europe, il ne fait pas de doute que ce chaos organisé continue à être alimenté impunément par certaines parties.
Certes il y a eu quelques tentatives infructueuses pour remettre la Libye sur les rails de la renaissance, comme ce fut le cas avec la conférence de Skhirat (Maroc) en 2015, dont les conclusions sont restées lettre morte.
Le gouvernement dit d’Union nationale dirigé par Sarraj désigné par cette conférence comme le seul gouvernement « reconnu » par l’Onu n’a jamais été investi par le Parlement siégeant à Tobrouk (est), ni par l’assemblée élue en juin 2014 et reconnue par la communauté internationale. C’est dire à quel point aucune des parties en conflit ne peut prétendre représenter à elle seule l’ensemble des Libyens.
Le maréchal Haftar, un acteur central dans le conflit libyen, est un ancien général entré très tôt en dissidence contre l’ancien régime kadhafiste, à la suite de la défaite de ses troupes au Tchad en 1987 et a collaboré activement avec les États-Unis pour renverser Kadhafi. Il rentre au pays en 2011 et s’engage très tôt dans la lutte contre les groupes djihadistes avec l’aide d’anciens officiers kadhafistes, des tribus locales influentes et des nationalistes libyens rêvant d’en finir avec le chaos incarné par la coalition politico-militaire Fajr Libya (« aube de la Libye »), au sein de laquelle sévissent les milices de Misrata et les Frères musulmans, soutenues par le Qatar et de la Turquie, par ailleurs des alliés de la France !
Outre ses alliances tribales et militaires, Haftar profite aussi du soutien de l’Égypte d’El-Sissi qui ne pouvait pas accepté la transformation de la Libye voisine en une base arrière pour les Frères musulmans qu’il avait chassés du pouvoir et qui continuent depuis la Libye, la Turquie et le Qatar à mener une guerre sans merci contre son pays.
Aujourd’hui, ce maréchal de 75 ans, qui bénéficie aussi du soutien de la Russie, qui admire son engagement dans la guerre contre le terrorisme djihadiste mais aussi de celui de certains pays du Golfe qui avaient mis la Confrérie internationale des Frères musulmans sur leur liste des organisations terroristes, a le vent en poupe. Il a libéré la plus grande partie du territoire libyen (l’Est et le Sud) et il est sur le point de conquérir la Tripolitaine. Quand à l’Algérie, elle ne verrait pas d’un mauvais œil sa victoire, même si par principe elle préfère une solution politique incluant toutes les composantes de la société libyenne. Elle est surtout radicalement opposée aux ingérences turques et qataries à ses frontières. C’est ce qui ressort de la dernière déclaration de son ministre des Affaires étrangères Sabri Boukadoum qui a affirmé que l’Algérie « n’accepte la présence d’aucune force étrangère, quelle qu’elle soit, dans ce pays » et que seuls les Libyens sont à même de régler pacifiquement leurs problèmes avec l’aide des pays voisins.
Si tu veux la paix, prépare la guerre, disaient les Romains. (Si vis pacem, para bellum). En Libye, il est plus qu’urgent que les milices armées soient mises hors d’état de nuire pour reconstruire la paix. Le nouveau contrat national n’est qu’à ce prix. Et aussi la stabilité de la Méditerranée, du Maghreb, de l’Afrique et de l’Europe.