Pourquoi Daech inquiète le Qatar
L'enregistrement dure trente-neuf minutes. Dans ce document
audio publié sur les chaînes Telegram du groupe État islamique (EI), Abou
Hamza al-Qourachi, le porte-parole de
l'organisation, se livre sans surprise à une attaque en règle contre les
membres de la coalition internationale antidjihadiste, qui a mis fin l'an
dernier à l'éphémère « califat » autoproclamé de l'EI en Syrie et en Irak. Qualifiant la pandémie de coronavirus de
« châtiment divin », le porte-parole de Daech appelle les combattants
djihadistes à intensifier leurs attaques alors que l'organisation profite
du vide sécuritaire pour ressurgir en Irak et en Syrie.
Or, pour la première fois, son organisation vise
spécifiquement l'État du Qatar. « Pas un jour nous n'avons oublié que la base
Al-Oudeid, construite par les tyrans du Qatar pour accueillir l'armée
américaine, était et reste toujours le commandement de la campagne menée par
les croisés », pointe Abou Hamza al-Qourachi en référence à la plus
grande base aérienne des États-Unis au Moyen-Orient, abritant 11 000 soldats
américains, britanniques et qatariens près de Doha, et qui a grandement
contribué à la campagne de bombardements aériens de la coalition en Irak et en
Syrie.
« Sans précédent »
« Cet enregistrement est sans précédent, car c'est
la première fois que le Qatar est ainsi spécifiquement dépeint comme un pays
apostat, alors que d'autres États du Golfe, comme l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, sont épargnés »,
souligne Andreas Krieg, professeur assistant au King's College à Londres.
« D'habitude, la région du Golfe est mise en cause par l'EI comme un bloc,
avec une attention particulière portée à l'Arabie saoudite. »
Cette fois, Abou Hamza al-Qourachi accuse directement
Doha d'avoir « financé » des factions rebelles contre les djihadistes
en Irak, à la fin des années 2000, ainsi qu'en Syrie, depuis le début de la
guerre civile en 2011. « En Irak, le Qatar a en effet soutenu, au même
titre que les autres pays du Golfe, les efforts américains visant à amener les
tribus sunnites à combattre Al-Qaïda », rappelle Andreas Krieg. « En
Syrie, Doha a financé, au même titre que l'Arabie saoudite, un certain nombre
de groupes rebelles pour lutter contre Bachar el-Assad, qui ont également
combattu par la suite Daech », ajoute de son côté l'analyste indépendant
Sam Heller, conseiller à l'International Crisis Group. « La différence est
que les réseaux de soutien étaient différents selon le pays et que les rebelles
aidés par Doha étaient davantage de tendance islamiste. »
Financement des groupes islamistes
Officiellement, les deux pays ont soutenu des groupes
rebelles modérés par le biais d'un programme d'aide lancé par la CIA
en 2013 et achevé en 2017. Toutefois, le Qatar n'a jamais fait
mystère de ses liens avec des factions islamistes syriennes plus ou moins
inspirées par l'idéologie des Frères musulmans, qu'elle soutient. Parmi
celles-ci figurait notamment le groupe salafiste Ahrar al-Sham, actif à Alep et
à Idleb jusqu'en 2018. « Doha a soutenu ceux que l'EI considérait comme
ses pires ennemis parmi les rebelles : suffisamment doctrinaires pour être
crédibles parmi les islamistes et suffisamment flexibles pour être considérés
comme des traîtres par les purs et durs », explique Thomas Pierret, chargé
de recherches CNRS-Iremam à Aix-en-Provence.
S'il s'en défend, le Qatar entretient également des liens
avec les djihadistes de Hayat Tahrir al-Sham (anciennement Jabhat al-Nusra,
l'ex-branche syrienne d'Al-Qaïda, NDLR) au pouvoir dans la province d'Idleb, qui sont entrés en 2013 en guerre
ouverte contre l'EI après leur scission du groupe. Ces contacts lui ont
notamment permis d'obtenir des libérations d'otages aux mains des djihadistes.
« Doha a encouragé, sans doute moyennant financement, la mue pragmatique
de Jabhat al-Nusra et sa transformation en Hayat Tahrir al-Sham », estime
le chercheur Thomas Pierret.
Soutien
aux Frères musulmans
Quant à l'Arabie saoudite, son activisme en Syrie s'est
davantage porté sur les factions liées à l'« Armée syrienne libre »,
branche « modérée » de la rébellion, ainsi qu'à certains groupes
salafistes comme Jaish al-Islam, longtemps présent dans la Ghouta orientale,
dans la banlieue de Damas, reprise par l'armée syrienne en mai 2018.
« Riyad a dû s'ajuster un peu aux réalités du terrain, mais n'a soutenu
qu'un petit nombre de groupes islamistes parmi les plus pragmatiques vis-à-vis
de l'ordre politique régional, qui est la préoccupation principale de l'Arabie
saoudite », souligne Thomas Pierret.