Le non-dit dans la pensée soufie : Le djihad, la politique et la position vis-à-vis du gouvernant
Par: Mohammad Al-Dabouli
Il prévaut actuellement une tendance
intellectuelle dont la plupart des études et des recherches se focalisent sur
l’Islamisme politique qui pense que le Soufisme est l'alternative sûre aux
courants extrémistes islamistes, qui ont fait payer de lourdes factures à de
nombreux pays du monde islamique. Et ce, à cause de leurs appels à remplacer
l'État Nation par le système du califat.
Au milieu de la guerre contre le
terrorisme menée par les Etats-Unis après les événements du 11 Septembre 2001,
la RAND Corporation pour la Recherche et le Développement, proche du
renseignement américain a publié un rapport en 2007 intitulé : «
Construire des réseaux de modération islamique » dans lequel il soulève
les défis à relever par l'islam radical, et les moyens de les démanteler.
Ledit document discute de la façon de
démanteler l’actuel islamisme radical, et de trouver des solutions alternatives
appropriées au Monde musulman. Le document porte son choix particulièrement sur
les musulmans laïques et libéraux, après lesquels sont cités les ordres soufis,
qui représentent – selon le rapport en question – l’islam traditionnel
modéré.
Le document fonde ses hypothèses sur le fait
que le soufisme soit une alternative à l'idéologie de l'extrémisme représenté
par le salafisme djihadiste. Et ce, en s’adossant à de nombreuses
considérations, notamment le cas de l'oppression intellectuelle et matérielle
qu’ont fait subir les extrémistes salafistes aux ordres soufis en les
considérant comme des innovateurs.
La RAND Corporation ajoute également d'autres
considérations, notamment le fait que l'alternative soufie à des groupes radicaux
peut, à titre d’exemple, avoir la compatibilité occidentale avec les ordres et
mouvements soufis. L'expérience politique soufie en Turquie exprimée par
Fethullah Gülen confirme la possibilité que le Soufisme puisse guider une
réconciliation historique avec le christianisme et le judaïsme.
La publication américaine ne nie cependant
pas le soutien de certains mouvements soufis aux groupes radicaux, citant
l'exemple du mouvement des Ahbaches et des Frères
musulmans en Egypte et en Syrie. Elle classe donc les deux groupes comme des
entités modérées et révolutionnaires.
Les chercheurs et les analystes sont unanimes
sur le fait que le soufisme musulman jouit des orientations politiques
tolérantes et distantes des idées centrées autour de la pensée des groupes
islamistes radicaux d’aujourd'hui tels que le djihad et l'application de la loi
islamique, etc.
Ces hypothèses ont été largement critiquées,
même par les leaders du soufisme eux-mêmes, en faisant valoir que les concepts
tels que le djihad et l'application de la charia ne sont pas absents de la
pensée soufie depuis sa naissance jusqu’à aujourd'hui.
Le mystère surplombe le conceptuel du djihad
et de l’application de la charia dans la pensée soufie. Cela joua un rôle
majeur dans l'émergence de certaines analyses qui suggèrent la possibilité que
le soufisme joue un rôle alternatif sûr aux mouvements des extrémistes
islamistes. C’est la raison pour laquelle l’étude se focalise sur une
question composite, dont la première est de savoir le degré de corrélation
entre les concepts soufis du djihad et l'application de la loi islamique, d’une
part. Et d’autre part, est-il possible que les ordres soufis adoptent la
violence politique afin de mettre en application leurs objectifs ?
I.
Le djihad dans la pensée soufie
Les ordres soufis subirent d’acerbes
critiques salafistes pour leur abrogation du djihad, leur loyauté aux
dirigeants et leur insouciance des problèmes quotidiens des musulmans. Critique
qui n’était pas du tout du goût de certaines icônes du soufisme, à l’instar de
l’ancien Cheikh d’Al-Azhar Abdel Halim Mahmoud qui a publié une panoplie de
livres sur le soufisme islamique, la vision de celui-ci par rapport au djihad.
Le cheikh y mit en exergue les initiatives djihadistes des ordres soufis
à travers les siècles, où il a cité les prouesses de certaines icônes de la
mouvance soufie en l’occurrence Chafiq Al Bakhly, Hatem Al Assam, Ibrahim Al
Adham et consorts.
Hatem Al Assam par exemple est l'un des
théoriciens soufis les plus éminents qui soutinrent le concept de djihad par
une approche globale ne se limitant pas seulement à la confrontation de
l'ennemi. Il va bien au-delà en lui donnant les dimensions psychologiques et
comportementales, divisées en trois types principaux, à savoir:
1.
Le djihad secret (le plus grand djihad): Le djihad le plus éminent chez
les soufis est le djihad de l'âme luttant contre le diable, dans le but
d’annihiler celui-ci et l'éliminer afin de permettre à l’âme d'atteindre la
pureté pour appliquer la loi de Dieu.
2.
Le djihad manifeste : Selon Al-Assam, le djihad manifeste est
représenté dans l'exécution des ordonnances islamiques telles que le prescrit
Dieu. Il convient de noter ici que le concept de djihad manifeste chez Al Assam
est similaire aux appels à l'application de la loi islamique prônés de nos
jours par les groupes islamistes.
3.
Le djihad pour soutenir l'Islam: Il s’agit ici du troisième et dernier
type de djihad selon le soufisme qui consiste à défendre la religion contre ses
ennemis et à soutenir la victoire de l'Islam. En revanche, il est important de
souligner ici le concept: « les ennemis de la religion » chez Al Assam,
qui diffère dans la forme et le contenu du concept chez les groupes islamistes
contemporains. En effet, Al Assam vécut les grandes périodes des conquêtes
islamiques à l'époque abbasside, dont le contexte général correspondait au
besoin de sa fatwa. Cependant, nous constatons que les groupes islamistes
contemporains ont une conception confuse au sujet des "ennemis de la religion",
puisque pour eux les systèmes politiques dans les sociétés musulmanes sont les
premiers ennemis de la religion islamique, et doivent donc à ce titre être
bannis.
Conférer au djihad le caractère légal
chez les soufis
La plupart des ordres soufis identifient le
djihad comme l'une des lois fondamentales de l'islam selon la pensée soufie. A
titre d’exemple, le jurisconsulte et érudit des hadiths prophétiques, Soufiyan
Al-Thawry, a relaté beaucoup de hadiths qui exhortent au djihad pour l'amour de
Dieu.
Quant aux outils de djihad chez les soufis,
nous constatons que le connaisseur de Dieu Abû Yazîd Al-Bastâmî définit le
djihad comme ayant divers moyens d’expression tels que le cœur, la langue,
dépenser de l'argent et, enfin, le sacrifice de soi.
Le patrimoine soufi en matière de djihad est
très riche. La plupart des cheikhs soufis ont encouragé le djihad, à l’instar
de Chams al-Din Dayrouti qui a critiqué et averti le Sultan Ghouri pour n’avoir
pas utilisé le djihad afin de renforcer son armée pour faire face aux attaques
ennemies.
Le djihad est-il un acte de terrorisme
dans le soufisme ?
Après l’examen rapide de l'importance du
djihad dans la pensée soufie, est-ce possible que celui-ci soit une raison de
la violence chez les soufis pour perpétrer des actes terroristes tels qu’ils
sont pratiqués par les groupes islamistes?
Bien entendu, il n'est pas possible d’avoir
une réponse concluante à cette question. En revanche, l'expérience soufie dans
le jihad est bien différente de l'expérience de l'islamisme politique de
l’heure. Et cela se vérifie dans les points suivants:
-
La différence de conception djihadiste des deux courants (islamiste et
soufie). Le djihad selon le courant islamiste a une relation étroite avec
la gouvernance directe de Dieu sur les affaires humaines. Ce qui n’est pas le
cas dans la pensée soufie. Car celle-ci le bifurque dans de nombreuses formes telles
que le djihad psychologique, de résistance, de tempérance dans le monde, etc.
-
La différence de contexte politique: Le contexte politique de
l'émergence du concept de djihad chez les Soufis est différent du reste des
courants islamistes. En effet, le djihad soufi grandit soit à la lumière des
conquêtes islamiques, ou pour faire face à des croisades ou à la colonisation.
Le concept de djihad soufi est proche du concept de lutte nationale.
Tandis que le contexte politique dans lequel naquit le concept de djihad chez
les groupes islamistes est bien différent. Cela étant lié au phénomène de lutte
pour le pouvoir pratiqué par des groupes islamistes, depuis les années 1970. Ce
qui fait que le djihad chez les islamistes est instrumentalisé à des fins
purement politiques.
II.
L'action politique dans le soufisme
Cette partie s'articule autour de la question
suivante: le soufisme s’abstient-il vraiment de l'exercice de l'action
politique, comme certains le prétendent?
En sondant les ordres soufis, il nous est
évident qu'ils ont exercé la politique d'une manière ou d'une autre, même s’ils
sont restés à l’écart des images stéréotypées à ce sujet. Leur réticence au
pouvoir et à la gouvernance oblige.
Le processus de politisation du soufisme a
pris de nombreuses formes, notamment par l'adoption du rôle de mentor et la
critique du sultan. Les dirigeants soufis jouaient le rôle de « ahl
al-Hall wa'l-Aqd » (les personnes qualifiées pour élire ou déposer un
calife au nom de la communauté musulmane) ainsi que le rôle de révolutionnaire
qui critique la situation générale. C’est le rôle de premier plan qu’a joué
Sufiyan At-Thawry à l’ère des deux califes abbassides : Al-Mansour et Abou
Abdallah Al-Mahdi. Ce qui lui causa d’être menacé de mort pour avoir refusé la
proposition du poste de juge sous lesdits monarques, qui le menacèrent de mort
pour son refus.
La révolution dans la pensée soufie
La participation symbolique des ordres soufis
aux événements du 25 janvier 2011 a laissé prévaloir l’éventualité de leur
rejet de l’action politique contrairement aux Frères musulmans, surtout qu’ils
étaient pro-Moubarak.
Le Dr Ammar Ali Hassan estime que la non
implication des ordres soufis dans la révolution égyptienne a probablement deux
facteurs principaux : le contrôle par le gouvernement des ordres soufis en
intervenant dans la nomination et la sélection des dirigeants soufis d’une
part, et d’autre part l’obsession qu’avaient alors les soufis pour la montée du
mouvement salafiste-frériste.
C’est d’ailleurs cette obsession
anti-ikhwaniste qui les a conduits à participer massivement à la révolution du
30 juin 2013 qui a déchu les Frères musulmans du pouvoir en Egypte.
Sans tenir compte de la position des ordres
soufis vis-à-vis des récents événements politiques en Egypte, il convient de
noter que le soufisme égyptien particulièrement a un héritage révolutionnaire qui
a façonné un symbolisme historique transmis à travers les générations. Entre
autres, l'histoire du soufi Ibrahim Dessouki et d’Achraf Khalil bin Qalawoun
(689-693 H.) qui représente un symbolisme révolutionnaire important dans la
pensée soufie.
Eu égard à ce qui précède, l’on se rend
compte que la pensée révolutionnaire chez les Soufis n'a pas donné lieu à la
violence ou au terrorisme. Dans la littérature des révolutions, l'histoire de
l'Egypte, par exemple, ne mentionne aucun événement révolutionnaire violent
commis par les soufis.
La notion d'autrui dans la pensée
mystique
La notion d'autrui dans les idéologies
politiques et religieuses a toujours été l’émetteur de la violence, du
terrorisme et de l'extrémisme. L’autre est donc l'ennemi qui doit être éliminé.
Chez les extrémistes, l’autre est l’infidèle dont le sang et l’argent et la
dignité ne jouissent d’aucun droit.
Les soufis n'ont pas réussi à façonner une
position intacte contre leurs contrevenants. En effet, on les voit volatiles
envers les Chiites, selon les circonstances. Parfois ils soutiennent la
violence contre ces derniers, et des fois ils prônent un rapprochement sectaire
entre les soufis et les chiites.
Tandis les salafistes croient que le soufisme
est une innovation égarée. Tout comme les soufis n’hésitent pas à expier les
salafistes en les assimilant aux Kharijites et qualifient les cheikhs
salafistes d’égarés tels qu’Ibn Taymiyya et Muhammad ibn Abdel Wahhab.
En résumé, il convient de noter que la pensée
soufie a toujours eu des racines historiques liées à la politique et au djihad
et n’a pas toujours réfuté le pouvoir. C'est pourquoi il faudrait
procéder à des recherches profondes pour élucider les termes soufis, et
s’éloigner un peu des convictions dominantes.
Les ordres soufis sont ensuite entrés en
latence politique, ce qui a détourné les convictions actuelles selon lesquelles
ils s’éloignent non seulement de la gouvernance et la politique mais aussi du
djihad. Par rapport à la question de la violence et du terrorisme, les soufis
ne l’ont pas abordée de manière profonde bien qu’il y ait des appels à la
non-violence.