Richissime cousin germain du président Bachar al-Assad et grand argentier du régime syrien, Rami Makhlouf serait-il tombé en disgrâce ? Le très discret homme d'affaires, qui était parvenu, avant la guerre, jusqu'à contrôler 60 % des activités économiques du pays selon les experts, est sorti au début du mois de son mutisme pour révéler ses désaccords avec le pouvoir.
Signe des tensions au sein du clan Assad, Rami Makhlouf, 51 ans, s'est exprimé dans deux vidéos publiées sur Facebook, dans lesquelles il interpelle et implore publiquement le président syrien au sujet des impayés réclamés par l'État, tous en se disant victime d'intimidations des services de sécurité.
Une manière pour la sulfureuse première fortune du pays de prendre à témoin de manière inédite l'opinion publique syrienne, et par ricochet les alliés étrangers du régime au moment de s'engager dans un bras de fer qui semble perdu d'avance contre son cousin maternel, le président Bachar al-Assad.
"Il sent la pression qui s'accroît pour le marginaliser", affirme à l'AFP Jihad Yazigi, directeur du site économique en ligne The Syria Report. "Il a longtemps essayé de résister, avant de lancer sa dernière carte et d'exposer les dissensions familiales" au grand jour, dit-il, en ajoutant : cela "va lui coûter cher".
Une fortune colossale
Les différends ont pris de l'ampleur à l'été 2019, lorsque les autorités ont pris le contrôle de l'organisation caritative de Rami Makhlouf, avant de dissoudre des milices financées par ses soins et impliquées dans le conflit syrien. "C'est un pilier du régime qui a payé avec l'argent de ses sociétés des nervis qui ont été à l'origine des premiers morts dans les manifestations de 2011", souligne Gauthier Rybinski, spécialiste des questions internationales à France 24. En décembre, quand Damas a gelé les avoirs de plusieurs hommes d'affaires pour évasion fiscale et enrichissement illégal pendant la guerre, et selon plusieurs titres de presse, l'ami d'enfance du président et son épouse faisaient partie des personnes ciblées.
Surnommé "le roi de la Syrie", lorsqu'il était encore un intouchable, il a connu une ascension fulgurante quand Bachar al-Assad a pris la succession de son père Hafez en 2000, en devenant un pilier de la libéralisation économique enclenchée. Profitant des avantages liés à son appartenance au clan Assad, son empire s'étendait du secteur des télécommunications au commerce de détail, en passant par les hydrocarbures, l'électricité, la banque et le transport aérien.
"Il contrôlait des pans entiers" de l'économie, résume Jihad Yazigi, rappelant que "personne ne pouvait investir dans certains domaines sans passer par lui".
"Grâce à des sociétés-écrans, il était un des rares capables de détourner les sanctions et de faire venir en Syrie des bateaux de marchandises", indique Fabrice Balanche à l'AFP, maître de conférences à l'université Lyon-2, géographe et spécialiste de la Syrie. "Il a continué à faire prospérer ses affaires avec en plus l'importation de produits agro-alimentaires et d'hydrocarbures", ajoute-t-il.
La fortune personnelle de Rami Makhlouf est estimée à plusieurs milliards de dollars et avait fait de lui une figure honnie par l'opposition. "Symbole de la corruption du régime", il était devenu directement la cible des manifestants qui, au début du soulèvement syrien, réclamaient une démocratisation du régime et la fin de la corruption des élites. Sous le coup de sanctions prononcées par le Trésor américain depuis 2008, il est aussi l'objet de mesures prises par l'Union européenne contre plusieurs dignitaires syriens. Bruxelles l'accuse notamment de "financer le régime" et de permettre ainsi "la répression".
Une sortie qui pourrait coûter cher
S'il est toujours à la tête de Syriatel, premier opérateur de téléphonie mobile du pays, sa brouille avec le pouvoir pourrait lui coûter cher, alors que plusieurs médias arabes affirment qu'il est réfugié aux Émirats arabes unis. "Dans ce type de régime autocratique (...), personne n'est à l'abri d'un oukase", souligne Fabrice Balanche. Évoquant les "campagnes anticorruption, récurrentes car inefficaces" en Syrie, il rappelle que l'objectif inavoué est souvent de "faire tomber les têtes qui dépassent".
Dans la première vidéo à l'adresse de Bachar al-Assad, qui confirment les rumeurs de tensions entre les deux hommes, Rami Makhlouf affirme que le Trésor public lui réclame 178,5 millions de dollars d'impayés (162,2 millions d'euros) et plaide pour un rééchelonnement, en arguant de son caractère vital pour la survie de Syriatel.
"Nous ne fuyons pas l'impôt et nous ne nous jouons pas du pays", a assuré l'homme d'affaires. Il en appelle aux "instructions" du président afin d'obtenir un "rééchelonnement satisfaisant", "pour que l'entreprise puisse continuer d'exister." Et d'ajouter : "J'ai payé exactement ce que je devais, mais s'il le faut, je paierai encore, mais redistribuez mon argent aux pauvres".
"Je respecterai vos instructions (...) Je respecte vos ordres", a-t-il encore imploré, tout en se plaignant des autorités et d'être toujours "mis en accusation et considéré comme un fautif".
Dans la seconde vidéo, il dénonce des "pressions" des "services de sécurité" qui ont arrêté ses employés, des dizaines, ce que confirme l'Observatoire syrien des droits de l'Homme (OSDH). "Comment imaginer que ces services viennent s'en prendre aux sociétés de Rami Makhlouf, qui était le plus grand soutien de ces services."