Covid-19 en Turquie : une réaction autoritaire qui donne la priorité à l’économie
En Turquie, la pandémie de Covid-19 a mis
en évidence à la fois la résilience des vieilles habitudes nationalistes, la
polarisation extrême du contexte politique et les orientations économiques
néolibérales du gouvernement.
Une première réaction rapide et adéquate
Malgré sa proximité avec l’Europe et
l’Iran, le premier cas de contamination en Turquie a été détecté tardivement,
le 10 mars, même si de nombreuses spéculations font état d’une circulation
antérieure du virus dans le pays. Le premier décès a été annoncé le 17 mars.
Auparavant des scientifiques avaient même prétendu à la télévision que
les gènes
turcs étaient résistants au coronavirus et
qu’il n’y aurait pas d’épidémie en Turquie. À l’heure où ces lignes sont
écrites, le nombre des contaminations s’élève à 120 200 et celui des décès à
plus de 3 000.
En marge de ces débats, le gouvernement a,
en réalité, réagi au départ assez correctement à la diffusion du virus
notamment chez ses voisins. Dès janvier, un Conseil scientifique sur le
Covid-19 est constitué, et des contrôles thermiques mis en place dans les
aéroports. Les vols sont suspendus le 3 février avec la Chine et le 23 février
avec l’Iran, en plus de la fermeture de la frontière terrestre. Quand on pense
que fin février, la France et l’Italie continuaient toujours de faire disputer
les matchs de Champions League en présence de spectateurs, et que leurs
frontières sont restées ouvertes jusqu’au 17 mars, on doit reconnaître que le
gouvernement turc a pris précocement des mesures sérieuses afin d’empêcher la
diffusion du virus sur son sol.
Cette
gestion rationnelle dirigée par le ministre de la Santé, Fahrettin Koca, très
apprécié par la population, n’a pas duré. Mi-mars, le président Erdogan a pris personnellement les choses
en main avec une première
déclaration publique sur la crise sanitaire. Depuis, la gestion de crise
apparaît désordonnée, souvent irrationnelle et, surtout, conduite sans
concertation avec quiconque.
Des mesures guidées par des préoccupations économiques…
Dans le mois écoulé après la détection du
premier cas, le pays a officiellement enregistré 47 000 nouvelles
contaminations, alors que ce chiffre était autour de 25 000 pour l’Italie et de
18 500 en Iran (et cela, alors que de nombreux cas suspects ne sont pas
testés).
Face à cette croissance rapide, le pouvoir
s’est avant tout attaché à prendre une série de décisions économiques. Les premières mesures annoncées
par le président Erdogan le 18 mars ne mentionnaient pas la sécurité sanitaire et économique de la
population mais se concentraient plutôt sur le maintien de l’économie et la
protection du capital. Un paquet économique de 13 milliards d’euros était consacré
à l’ajournement des taxes et des loyers des entreprises, au rééchelonnement de
leurs crédits bancaires, à la suppression de la taxe de séjour, à la baisse de
la TVA pour les vols intérieurs et à la baisse des taux d’intérêt pour les
crédits immobiliers. En plus de ces mesures économiques, le gouvernement
ordonnait la fermeture des écoles et universités ainsi que des bars, clubs et
discothèques, le déroulement des événements sportifs à huis clos, l’ajournement
de tous les voyages à l’étranger pour les fonctionnaires et la suspension des
prières collectives dans les mosquées.
Ces mesures ont été largement critiquées
dans le pays en raison de leur focalisation sur le sauvetage du patronat plus
que des salariés se retrouvant dans l’impossibilité de travailler. Personne n’a
par exemple compris en quoi la baisse de la TVA sur les vols et celle des taux
des crédits immobiliers étaient de nature à endiguer l’épidémie. Personne n’a
compris non plus pourquoi on ne fermait pas les restaurants et pourquoi le
gouvernement s’obstinait à ne pas imposer le confinement total. En fait, comme le président et son
porte-parole l’ont eux-mêmes avoué par la suite, le coût d’un tel confinement serait très élevé pour l’économie turque et
que la production devait donc se poursuivre. Ces déclarations constituent
clairement un aveu des difficultés économiques
auxquelles le pays fait face depuis la crise de convertibilité de la livre
turque en 2018. Depuis
cette date, la Turquie affronte de sérieux problèmes de trésorerie avec 172
milliards de dollars de remboursement de dette qui arrive à l’échéance, 13,7 %
de taux de chômage, un déficit budgétaire en hausse et une inflation de 11,84 %. Dans ce contexte, le gouvernement ne veut pas empêcher
l’industrie de fonctionner.
Tout en poursuivant une campagne massive
dite « Restez chez vous » incitant les citoyens à un confinement
volontaire, il ne dit pas si des aides économiques seront mises en place au cas
où des millions d’ouvriers et de salariés décidaient effectivement de rester
chez eux et de ne pas aller travailler. Ainsi, comme le souligne le chercheur Bulent Gökay, « dans de nombreux secteurs industriels, tels que
la métallurgie, le textile, les mines et la construction, des millions de
travailleurs sont encore contraints d’aller travailler puisqu’ils risquent de
perdre leur emploi ». Les entreprises profitent du silence du gouvernement
pour mettre la pression sur leurs salariés. Récemment, à Mardin, 118 ouvriers
protestant contre les mauvaises conditions sanitaires d’un chantier de
construction de Cengiz Holding, dont le PDG est un proche ami de Recep Tayyip
Erdogan, ont été licenciés en toute impunité et sans un commentaire du
gouvernement. De même, dans une usine de tabac (Philsa) et dans des ateliers de textile à Izmir,
les ouvriers sont forcés à travailler et ont l’interdiction de parler aux
médias sous peine des sanctions, malgré la présence de nombreux cas de
coronavirus dans leurs rangs.
Ces situations sont multiples. Dans
d’autres villes industrielles du pays aussi, les ouvriers sont obligés d’aller
travailler puisqu’aucune usine ne prend la décision de suspendre ses activités
malgré l’épidémie. De même, le gouvernement n’hésite pas à poursuivre des
projets controversés et très coûteux comme Kanal Istanbul (20-30 milliards de
dollars) en organisant, en pleine épidémie, une réunion d’appel d’offres en
présence des entreprises de construction, démontrant ainsi sa priorité et affirmant que « la Turquie est
capable à la fois de lutter contre le coronavirus et de poursuivre ses
investissements. Le gouvernement est par ailleurs revenu au bout de deux jours
sur les mesures de confinement strict qu’il avait décidées le 3 avril,
notamment pour les personnes de plus de 65 ans (décidé le 18 mars) et de moins
de 20 ans, en excluant finalement du confinement ceux qui travaillent dans ces
tranches d’âge (une bonne partie des jeunes entre 16 et 20 ans et les seniors
toujours en activité – de fait, plusieurs ministres et M. Erdogan lui-même ont
plus de 65 ans ).