Le Soudan un an après la chute d'el-Béchir : la lutte continue
À l'entrée du Teaching Hospital d'Omdurman, le plus grand du pays qui accueille jusqu'à 3 000 patients par jour, un nouveau « point de contrôle » vient d'être installé. Prise de température obligatoire pour tout nouvel entrant. Désinfection au gel hydroalcoolique. Si un patient présente des troubles respiratoires, il est examiné dans un bâtiment séparé, par des médecins récemment formés par Médecins sans frontière. Les cas suspects sont ensuite évacués dans l'un des trois hôpitaux du Grand Khartoum désignés pour accueillir les malades du Covid-19, précise la direction de l'hôpital. L'entrée d'un seul patient infecté par le coronavirus serait fatale pour cet établissement, déjà surchargé et en manque chronique de protections basiques.
Seuls 14 cas et 2 morts du Covid-19 ont été recensés dans tout le Soudan, mais les autorités politiques comme sanitaires prennent très au sérieux la menace épidémique. Depuis le 31 mars, un couvre-feu prohibe tout déplacement entre 18 heures et 6 heures du matin. « Il y a trois cas de transmission locale, ce qui est très alarmant parce que nous n'avons que 200 respirateurs artificiels pour tout le pays et notre système de santé est en ruine », alerte Mohamed el Hag qui dirige depuis six mois l'hôpital d'Omdurman, deuxième ville la plus peuplée du Soudan, en banlieue ouest de Khartoum. Pour l'instant, il doit se contenter de 11 appareils d'assistance respiratoire. La Chine, principal investisseur du pays, a promis d'offrir aux 42 millions de Soudanais 150 machines supplémentaires.
Hôpitaux saignés par 30 ans de corruption
Pour affronter cet insaisissable virus, Mohamed el Hag a hérité d'un hôpital public dépouillé par l'appareil cleptocrate d'el-Béchir, qui avait placé ses fidèles à tous les échelons de l'État. Dans son grand bureau vide aux murs bleus décrépis, ce médecin spécialiste des soins intensifs a découvert « 45 dossiers de corruption flagrante » impliquant son prédécesseur et deux complices « qui ont disparu de la circulation ». « Ils détournaient la moitié des médicaments et matériels médicaux fournis par le gouvernement pour les revendre à des cliniques privées, détaille le directeur, et ils ont vendu un des bâtiments hospitaliers à un investisseur privé qui voulait le transformer en centre commercial ». En balayant ce 11 avril 2019 le dictateur en place depuis trois décennies, la révolution permet d'annuler cette vente frauduleuse. Mais le gouvernement civil de transition, confronté à une profonde crise économique, n'a pas les moyens de combler le déficit de l'hôpital qui s'élèverait à 32 millions de livres soudanaises. Le nouveau budget du ministère de la Santé a, certes, plus que doublé par rapport à l'ère el-Béchir, mais la plupart des médicaments étant importés, la dégringolade de la livre soudanaise continue et rend presque invisible cet effort financier.
À défaut de subsides à la hauteur des besoins, le nouveau directeur paie certaines commandes avec ses propres économies. Le tableau de service a aussi subi des coupes franches. Une trentaine d'assistants administratifs considérés comme des « emplois fictifs pour les obligés du régime » ont été renvoyés. Les économies dégagées ont permis de recruter de jeunes praticiens prêts à accepter des salaires dérisoires pour survivre. Quelques mois après la chute d'el-Béchir, Arwa Ossman a rejoint l'unité de soins intensifs comme infirmière et enchaîne trois « shift » de 120 heures par semaine « épuisée et contrainte de parfois dormir sur place pour gagner 7 500 livres soudanaises » (à peine 70 dollars).
Pas d'emploi mais un « travail révolutionnaire »
Le dévouement de cette jeunesse urbaine très diplômée et sous-employée contraste avec le délabrement des bâtiments restés figés dans les années 1980. Dans un couloir, un petit groupe de diplômés-chômeurs collectent les ordonnances de patients démunis, pour s'approvisionner ensuite auprès de pharmacies solidaires et groupes de soutiens locaux. Armée de pinceaux et grattoirs, Safaa Abdel Gader achève quant à elle la rénovation de l'unité pour patients très dépendants. « Je n'ai pas encore trouvé d'emploi, mais je considère que c'est la poursuite de mon travail révolutionnaire sur le sit-in où je m'occupais de l'organisation et des repas », explique cette diplômée d'économie agricole de 23 ans. « On ne peut pas compter sur le gouvernement, donc nous devons agir nous-mêmes pour que les choses avancent vraiment », ajoute-t-elle.
Compter sur la générosité de la diaspora
Abdallah Hamdok, le Premier ministre et ancien cadre d'organisations internationales, mise aussi sur la mobilisation de la société civile, en particulier celle des expatriés plus aisés, pour tenter d'atténuer le décrochage de l'économie, décuplé par la pandémie mondiale. Sa nouvelle campagne nationale « Soutenez le Soudan », a permis de récolter plus de 80 millions de livres soudanaises en seulement une semaine, selon son site officiel.
Une générosité qui témoigne autant de la confiance que de la patience des soutiens du gouvernement civil, malgré l'explosion des prix et de la pauvreté depuis le changement de régime. Mais cet appel soulève aussi des critiques. « Le Soudan a des milliards de dollars gelés qui ont été accaparés par les keizan (expression désignant tous les membres et soutiens en particulier islamistes de l'ancien régime, NDLR) mais le gouvernement demande encore aux citoyens de donner de l'argent, sans programme clair », tweete la jeune Soudanaise, Leena Badri.