«En Syrie, l’arrivée du Covid-19 peut prendre des proportions terribles»
Les forces de Bachar-el-Assad, soutenues
par la Russie et l'Iran, cherchent à reprendre Idlib. Face, la Turquie,
qui soutient des groupes rebelles, résiste et demande un soutien occidental.
Notre expert, Luis Lema, a répondu à vos questions
contrer la propagation de l’épidémie de
coronavirus, nous avons renoncé à organiser des événements dans nos locaux.
Mais pour que vous puissiez tout de même assister aux conférences prévues,
certaines seront proposées sur notre site sous forme de vidéo ou de chat en
ligne.
Le
chat en ligne est maintenant terminé. Retrouver toutes les réponses à vos
questions ci-dessous.
Merci
à tous de votre intérêt et de la pertinence de vos questions. Et, par les temps
qui courent, prenez tous soin de vous et de vos proches! Luis Lema.
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Comment
se déroule aujourd’hui la vie à Idlib pour les citoyens qui ont décidé de
rester? Ont-ils vraiment la possibilité d’ailleurs de rester dans la zone? (Stéphane)
C’est une vie qui se résume
aux préoccupations du quotidien et à attendre les prochaines violences. Ce qui
frappe, c’est surtout le sentiment très partagé que les habitants sont prêts à
tout traverser pourvu qu’ils puissent échapper aux forces armées syriennes, aux
pillages et aux meurtres qui suivront.
Certains
experts disent qu’Idlib pourrait devenir une «nouvelle bande de Gaza ». Qu’en pensez-vous?
(Laurent)
C’est une comparaison qui
me semble très pertinente, malheureusement. La Turquie n’a d’ailleurs pas
abandonné ses plans de repousser aussi à Idlib certains des réfugiés qui sont
maintenant établis en Turquie. Le drame de cette histoire c’est que,
aujourd’hui, l’idée qu’Idlib se transforme en une bande de Gaza semble «la
moins pire» des solutions. C’est
dire la profondeur du gouffre...
Comment
se déroule aujourd’hui la vie à Idlib pour les citoyens qui ont décidé de
rester? Ont-ils vraiment la possibilité d’ailleurs de rester dans la zone? (Stéphane)
C’est une vie qui se résume
aux préoccupations du quotidien et à attendre les prochaines violences. Ce qui
frappe, c’est surtout le sentiment très partagé que les habitants sont prêts à
tout traverser pourvu qu’ils puissent échapper aux forces armées syriennes, aux
pillages et aux meurtres qui suivront.
Que
peuvent faire les Occidentaux? La Turquie demande de l'aide à l'OTAN et aux
Européens. Mais peuvent-ils réagir, sachant que la Russie soutient le régime
syrien? (Julien) Soyons clairs: l’Occident n’entrera pas en
guerre du côté de la Turquie contre la Syrie et la Russie. Mais j’ai l’impression
qu’il pourrait apporter davantage de soutien à la Turquie sur ce dossier
spécifique. Aussi bien l’OTAN que l’Union européenne ont déserté ce terrain, du
point de vue militaire comme diplomatique. Or d’énormes intérêts sont en jeu:
la migration, le respect des normes de droit international, la place laissée à
la Russie et à l’Iran, etc.
On le voit désormais en
Libye où certains des acteurs sont désormais les mêmes: le manque de réaction
décidée risque de se payer au prix fort.
Si
la Turquie n'avait pas laissé rentrer des millions de Syriens sur son
territoire, y aurait-il eu le risque que cette masse soit armée par des
puissances hostiles à la Turquie? (Alimuddin)
Je ne crois pas. La Turquie
contrôle très fermement ses frontières avec la Syrie. Je ne vois pas très bien
qui aurait pu mettre en application une telle manoeuvre.
La
stratégie d'Erdogan en Syrie fait-elle l'unanimité dans la classe politique
turque? (Alimuddin)
L’espace du débat et de la
critique s’est beaucoup rétréci ces derniers temps en Turquie… Erdogan peut
jouer sur le réflexe de la lutte contre l’ennemi extérieur (Damas, les forces
kurdes, mais aussi l’Union européenne…) pour mieux tenter de souder les rangs
derrière lui. Dans ce contexte, les réfugiés peuvent aussi se convertir en bouc-émissaire
parfait. C’est l’un des grands risques.
En
quoi la bataille d'Idlib est importante pour l'avenir de la Syrie? (Corentin)
Une reprise possible
d’Idlib permettrait au régime syrien de proclamer que la guerre est terminée et
qu’il est temps de commencer la reconstruction. Elle permettrait à Bachar
el-Assad de caresser le rêve de se voir pleinement réintégré dans la communauté
internationale et les enceintes multilatérales.
Nous
parlons beaucoup de l'épidémie de Coronavirus. Savez-vous si le virus est
présent en Syrie? Ce serait une catastrophe dans les camps, où les réfugiés
sont massés. (Juan)
Officiellement, il n’y a
pas un seul cas déclaré en Syrie… C’est bien sûr totalement invraisemblable, ne
serait-ce que par les liens étroits qu’entretient la Syrie avec l’Iran, qui est
l’un des pays les plus touchés au monde. Les conséquences vont être
dramatiques, étant donné le manque de préparation.
Dans les camps de réfugiés,
notamment à Idlib, c’est bien pire encore. Cette situation était déjà annoncée
comme l’une des pires catastrophes de la guerre. L’arrivée du virus peut
vraiment prendre des proportions terribles, même si quelques mesures sont déjà
prises par les humanitaires pour endiguer sa propagation.
L'absence
de riposte syro-iranienne aux raids aériens israéliens sur la Syrie
s'explique-t-elle par le fait que ces attaques ne changent pas la donne au
niveau stratégique? (Alimuddin)
Les Israéliens prennent
bien garde de s’en tenir à la réaction qu’ils ont clairement affichée: éviter
une concentration du pouvoir iranien en Syrie, et donc la consolidation d’un
axe chiite qui menacerait les frontières d’Israël. Mais dans le même temps, les
Israéliens ne veulent pas entrer de plain-pied dans la guerre syrienne et n’ont
pas réellement envie d’assister à un changement de régime à Damas, ce qui
serait synonyme pour eux de davantage d’instabilité. Chacun connaît les
positions fondamentales de l’autre, et on joue ainsi dans la marge.
La
Turquie affirme lutter en Syrie pour éviter l'afflux de réfugiés. Est-ce vraiment la seule
raison? (Juan)
Non. A cela s’ajoute la
position de plus en plus fragile de Recep Tayyip Erdogan, qui a fort à faire en
Turquie même. Cela dit, s’ajoute aussi la perspective de l’établissement d’une
région autonome kurde continue à la frontière turque. C’est une ligne rouge, et
pas seulement pour Erdogan mais pour tout responsable turc, ou peu s’en faut.
L’une des grandes fautes de
l’Occident, c’est de s’être appuyé en grande partie sur les milices kurdes pour
combattre les djihadistes de l’organisation de l’Etat islamique, sans prévoir
les conséquences pour la Turquie, qui est pourtant leur allié au sein de
l’OTAN. On peut sans doute reprocher beaucoup de choses au pouvoir turc mais
cette myopie occidentale n’a rien arrangé.
Une
confrontation réelle et frontale entre la Turquie et la Syrie est-elle
possible? Qu'est-ce que cela impliquerait? (Ju)
Derrière la Syrie, il y a
la Russie et l’Iran. Derrière la Turquie, c’est l’OTAN qui est présent, au
moins en théorie. On voit donc bien ce qui se joue dans une (très) hypothétique
confrontation frontale entre les deux pays.
Quelles
sont les issues possibles à cette crise? (SF)
Aïe! La guerre syrienne,
comme vous le savez, est entrée dans sa dixième année. L’incroyable écheveau
des intérêts en jeu rend très difficile une vision d’ensemble et a fortiori un
possible dénouement. D’autant que l’Occident considère désormais – à tort,
selon moi – que ce conflit ne touche pas ses intérêts vitaux. Et qu’il laisse
donc faire...
Le
cessez le feu signé entre la Turquie et la Russie est-il réel et sincère?
Peut-il être rompu et peut-on se diriger vers un affrontement entre les deux
pays? (Leyvan)
Ce cessez-le-feu n’est en
réalité qu’une nouvelle trêve fragile. La Russie a en quelque sorte piégé la
Turquie lorsqu’elle acceptait sa présence dans le nord de la Syrie à la
condition que la Turquie serve de gendarme dans la région, et qu’elle désarme
les djihadistes, voire l’ensemble des combattants présentés comme des
«terroristes». Or, la Turquie n’a pas le contrôle absolu de ces forces, loin
s’en faut. Le cessez-le-feu est donc à la merci des actes d’autres acteurs.
Mais encore une fois, Turquie et Russie n’ont aucun intérêt à une confrontation
directe. Entre elles, c’est un jeu de poker menteur.
Pourquoi
l'Iran est-il présent au côté de la Russie pour soutenir le régime syrien? (JPB)
L’Iran n’est pas à
proprement parler aux côtés de la Russie, mais aux côtés du régime de Damas.
Les intérêts de la Russie et de l’Iran ne coïncident pas exactement, bien que
tous deux aient les mêmes adversaires. Depuis longtemps, l’Iran partage une
alliance avec le régime alaouite de Damas, et il tire parti notamment de la
présence chiite en Syrie pour avancer ses propres pions stratégiques dans la
région.
Que
sont devenus les millions de réfugiés accueillis par la Turquie? Vont-ils
revenir en Syrie par la suite? (Julien)
S’il y a une chose claire,
c’est que ces millions de réfugiés feront tout ce qu’ils pourront pour éviter
un retour dans une Syrie contrôlée par le régime d’Assad. Ils craignent – à
raison – d’être torturés ou tués et d’ailleurs rien n’est mis en place du côté
du pouvoir pour encourager leur retour. Bien au contraire: en pleine phobie du
coronavirus, les responsables de Damas emploient des formules du genre: «La
Syrie s’est déjà débarrassée des germes les plus dangereux»! Cela montre bien
l’état d’esprit à l’égard de cette population.
Que
se passe-t-il concrètement à Idlib? (Marie)
La province est en gros
coupée en deux, avec le nord encore aux mains des rebelles. Ces derniers
seraient entre 40 et 50 000, dont une bonne partie sont des islamistes et des
djihadistes. Au sud, l’alliance autour des forces de Damas, soit la Russie et
les milices iraniennes ou pro-iraniennes, consolide ses positions.
L’accord de cessez-le-feu
prévoit que des patrouilles mixtes turco-russes patrouillent le long de la M4,
soit la ligne de séparation. Mais des révoltes et diverses attaques ont rendu
jusqu’ici impossible l’établissement de ces patrouilles.
Les
forces turques sont-elles réellement en mesure de faire face aux forces de
Bachar al-Assad et de leurs alliés? (Marie)
La Turquie a amassé une
quantité d’armes impressionnante dans le nord de la Syrie. En termes purement
militaires, elle aurait très rapidement le dessus sur l’armée syrienne, épuisée
et désorganisée par 9 années de guerre. Reste la maîtrise de l’espace aérien
(contrôlé par la Russie) et derrière cela, la question d’une possible
confrontation directe avec la Russie.
Cette perspective est
inenvisageable pour la Turquie, tout comme pour la Russie. Moscou a laissé un
temps agir la Turquie, fin février - début mars, et s’en prendre avec force à
l’armée syrienne en lui occasionnant beaucoup de dégâts. Mais ensuite, la
Russie a sonné la fin de la récréation.
Où
en est actuellement la guerre en Syrie? Le régime de Al-assad est-il en passe
de l'emporter définitivement? (Laurent)
Luis
Lema: Les
forces pro-gouvernementales ont en effet beaucoup progressé ces dernières
semaines pour reprendre Idlib, la dernière province qui leur échappe. A la
suite d’un accord de cessez-le-feu entre la Russie et la Turquie, le 5 mars,
cette offensive a été officiellement stoppée, le long d’une autoroute (la M4)
qui coupe grosso modo la province d’Idlib en deux.
Mais, même en cas d’une
hypothétique reprise totale d’Idlib, il est très probable que le conflit syrien
ne s’arrêterait pas pour autant. Il reprendrait sans doute sous d’autres
formes, avec des insurrections et de possibles mouvements de guérilla.