La «vie d'enfer» des réfugiés piégés entre la Grèce et la Turquie
Ce sont les derniers mètres d'un long périple à travers les frontières et les drames, qui restent pourtant infranchissables. De Syrie, d'Irak, d'Afghanistan, d'Iran, du Yémen, du Pakistan, de Somalie... Toutes les misères du monde convergent depuis une semaine vers Pazarkule, le poste-frontière turc qui mène droit à l'Europe, après l'annonce par la Turquie de l'ouverture de sa frontière avec la Grèce, le 28 février.
Pour saisir leur chance, des dizaines de milliers d'hommes, femmes, enfants ont afflué depuis Istanbul, Samsun, Gaziantep, Van et encore plus loin. «Nous sommes venus directement d'Irak dès que nous avons appris la nouvelle, raconte Kaouthar, dont le visage aux faux airs de Meghan Markle est encadré par un voile noir, entourée de ses enfants Saya, Allah et Arun, respectivement 9 mois, 4 et 3 ans. L'une de mes filles est malade, je veux qu'elle soit dans un meilleur endroit.»
Mais la frontière grecque, elle, reste hermétique. Sept jours que ces personnes attendent, abritées sous des campements de fortune, le prodige de l'ouverture des portes de l'Europe. Au petit matin, le sol est encore gelé par le froid de l'hiver. On se réchauffe autour de feux nourris de bois coupé ou de cageots en plastique. Les années d'errance et de précarité tiennent dans de petits bagages. Certains se protègent en revêtant des sacs poubelles percés aux bras. D'autres se couvrent d'épaisses couvertures en polyester, telles des capes.
Le campement de Pazarkule est bondé, les conditions humanitaires, désastreuses. Son accès est bloqué aux journalistes par des barrières et des gendarmes turcs. Des réfugié·es reviennent en arrière pour glaner un peu de nourriture auprès des stands opportunistes de çay, köfte et simit érigés avant la frontière où les détritus, gobelets en carton et bouteilles en plastique jonchent le sol.
Dans les pas de leurs proches
«Si la vie était bien en Turquie, je ne serais pas là», déclare Betül, 30 ans, originaire d'Alep. Comme beaucoup, son exil a débuté il y a des années, cinq exactement, et semble ne jamais prendre fin, les problèmes prenant sans cesse de nouvelles formes. «Mon mari et mes enfants n'ont pas de papiers d'identité. Nous avons été enregistrés à Urfa, dans le sud de la Turquie, mais il n'y a pas de travail là-bas, alors nous sommes venus à Istanbul. Je travaillais dans une usine de vêtements, payée 1.300 lires [190 euros] par mois, contre 3.000 pour un Turc.»
Depuis cet été, le gouvernorat d'Istanbul a ordonné aux réfugié·es de retourner dans leur ville d'enregistrement, sans quoi on les y renverrait de force. D'après des ONG, plusieurs centaines de gens ont été directement expédiés vers la Syrie en guerre, contre leur volonté. «Normalement, les Européens sont bons et se soucient des êtres humains. Si j'arrive à passer, je demanderais le droit d'asile.» Sinon, Betül retournera à Idleb, là où les attaques du régime syrien ont provoqué une crise humanitaire poussant plus d'un million de personnes vers la frontière turque, et conduisant Ankara à ouvrir sa frontière avec la Grèce pour réclamer l'aide de l'UE.
«Je pensais vraiment que les portes seraient ouvertes et qu'il serait facile de traverser.»
Allah, 28 ans, irakien
Le destin des réfugié·es se joue souvent à de petits détails. Si Betül avait été enregistrée à Istanbul, échappant à la menace de toute expulsion, peut-être se serait-elle faite à la vie ici. Allah, lui, a manqué de peu une nouvelle vie en Amérique. Originaire de Bagdad, sa famille avait postulé à un programme de réinstallation aux États-Unis. Mais le jeune Irakien de 28 ans et sa femme ont eu une petite fille entre-temps. Pour ajouter l'enfant à leur dossier, il a dû être séparé de la procédure des autres. Sa famille a été acceptée et est partie.
Peu après, Donald Trump a été élu, et le programme, gelé. La famille d'Allah attend toujours sa réponse. Amputé des deux avant-bras, il ne peut travailler. «J'ai écrit à l'ambassade de France, à des ONG... Si je n'y arrive pas ici, j'essaierai avec les bateaux vers les îles», assure-t-il. Le chemin terrestre lui donnait plus d'espoir: c'est là que sont passés ses frères, désormais en Allemagne et en Grèce. «Je pensais vraiment que les portes seraient ouvertes et qu'il serait facile de traverser», confie-t-il, dépité.
Beaucoup marchent dans les pas de leurs proches parti·es lors de la crise migratoire de 2015 qui avait traumatisé l'Europe. Abdulhakim, 70 ans, originaire d'Idleb, espérait ainsi revoir sa fille installée en Hollande. «J'avais son adresse, tout», clame-t-il en montrant un carnet griffonné. Après quatre jours dehors, ses mocassins usés et boueux ne peuvent plus porter le vieil homme, un peu sourd et fatigué, qui s'est décidé à repartir à Istanbul, abandonnant l'espoir de retrouvailles.
Omar, 20 ans, aimerait aussi retrouver ses sœurs qui ont traversé la mer Égée en 2015. Lui n'avait pas pu partir à l'époque. Une bombe était tombée sur sa maison d'Alep. Il a perdu sa mère, son père, sa petite sœur et trois doigts de la main gauche. Une fois à Istanbul, il s'est brûlé la droite en travaillant dans une imprimerie. «Ici, c'est une vie d'enfer. Il y a deux semaines, j'ai tenté de passer en Bulgarie, mais on nous a pris à la frontière, volé les 1.400 euros qu'il nous restait. Nous n'avons plus rien.» Mais le jeune homme reste fidèle à son plan: partir en Europe pour étudier. Où exactement? «N'importe où, mais en sécurité.» La réponse revient dans toutes les bouches. Aucun pays ne fait figure de favori, bien loin des suspicions de benchmarking de certain·es politicien·nes.
«Là-bas, je sais qu'on prendra soin de moi, qu'on m'aidera à travailler», croit Omar. Accroupi avec une dizaine d'autres en cercle autour d'une multiprise raccordée à une camionnette, il finit de recharger son téléphone, phare essentiel du périple de tout·e migrant·e. C'est lui qui leur permet de maintenir un lien avec leur famille, d'échanger des informations précieuses –comme l'ouverture soudaine des frontières turques– et de se prévenir des potentiels dangers, ici nombreux.
La Grèce accusée
Désormais, les nouveaux venus ont interdiction de rejoindre le campement de Pazarkule, saturé. Certains tentent de le rejoindre en coupant à travers champs, où un agriculteur continue à labourer sa terre bien piétinée. D'autres sont redirigés par les autorités vers des passages illégaux près de la rivière qui sépare naturellement les deux pays, pour tenter des traversées au péril de leur vie.
C'est à l'un d'eux que Muhammad a été déposé par le bus affrété spécialement pour les réfugié·es depuis Istanbul. Là, ce qui devait être la sortie de route libératrice d'un exil trop long s'est transformé en piège. «Nous avons été livrés aux canots des passeurs, qui demandaient entre 50 et 400 dollars [entre 44 et 354 euros] selon les endroits», relate le Syrien, nous priant d'écouter son histoire. Une fois la rivière franchie, ils ont marché trois heures, avant de retrouver un autre groupe de 400 personnes, puis de faire face aux autorités grecques.
«Les Grecs m'ont mis deux jours dans un container, sans nourriture, ni eau, ni toilettes, ni affaires.»
Mehdi, 25 ans, marocain
«Ils avaient des bâtons électriques, des gazs lacrymogènes, tiraient des balles en caoutchouc vers nous et des balles réelles en l'air pour nous effrayer et nous regrouper. Ils ont fouillé tout le monde, même les femmes et les enfants, puis nous ont battus et ont pris nos téléphones, nos documents, nos sacs, notre argent, la nourriture, même les lacets de nos chaussures, pour rendre notre vie encore plus dure et nous dissuader de réessayer. Puis ils nous ont renvoyés en Turquie.»
Des pratiques cruelles qui ne surprennent plus Mehdi, un Marocain de 25 ans, ayant décidé de rejoindre l'Europe par la Turquie après son échec au détroit de Gibraltar. «Je suis là depuis cinq mois, j'ai essayé quatre fois. La deuxième fois, les Grecs m'ont mis deux jours dans un container, sans nourriture, ni eau, ni toilettes, ni affaires. La nuit, c'était un frigo et le jour, un four. Puis ils ont éclaté mon téléphone devant moi et m'ont renvoyé en Turquie la nuit, dans le noir, comme un chien.»
Lundi 2 mars, les images d'un jeune Syrien aux yeux révulsés et à la tête ensanglantée, mort d'une balle attribuée à l'armée grecque, ont circulé sur tous les téléphones. Mais le lendemain, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen et les présidents du Conseil et du Parlement européens se sont rendus au poste-frontière grec de Kastanies pour assurer leur soutien à Athènes, promettant 700 millions d'euros d'aides. Mercredi 4, les autorités turques ont accusé la Grèce d'avoir fait six blessés, dont un nouveau mort. Athènes dément.
Espoirs vains
«Où sont la liberté et l'égalité dont l'UE parle tout le temps? C'est pour elles que nous tous voulons y aller», s'insurge Oussama, un Syrien de 21 ans. Il s'est réfugié à la gare de la ville d'Edirne, pour échapper aux Grecs mais aussi aux policiers turcs aux abords de la rivière. «Ils ont voulu nous y ramener de force, en disant que les Grecs n'ouvriraient pas la frontière, mais qu'eux nous aideraient à passer par la rivière. J'ai déjà échappé une fois aux tirs, je ne veux pas y retourner.»
Si le président turc Recep Tayyip Erdoğan accuse l'Europe de «piétiner» les droits humains, les autorités turques font tout pour pousser les réfugié·es à la traversée. «Nous voulions repartir vers le poste-frontière légal mais la police turque nous a remis dans des bus afin de nous faire réessayer de passer, explique Muhammad, réfugié sur un parterre de gazon au bord d'une route d'Edirne, où se sont assis·es des dizaines de réfugié·es pris·es en sandwich entre le rejet de l'UE et l'instrumentalisation de la Turquie. Nous ne faisons que tourner en rond.»
À ses côtés, sous son sweat orange et son allure d'ours, Khassoul, 28 ans, jette l'éponge. Cet Irakien a tenté à quatre reprises de franchir la frontière ces deux dernières années pour rejoindre sa femme et ses enfants, installés à Marseille. En vain. «Je ne veux plus aller là-bas, ramenez-moi juste ma famille et nous repartirons en Irak. Je n'ai pas vu mes enfants depuis cinq ans.»
Muhammad, lui, espère toujours pouvoir rejoindre le campement du poste-frontière de Pazarkule pour manifester «légalement» sa détresse. «En Turquie, nous sommes victimes de racisme, on nous reproche de vouloir partir au lieu de nous battre en Syrie. Si l'on nous attaque, nous ne pouvons pas nous défendre. En Europe, c'est différent, je sais que je peux avoir une vie et des droits.»