Publié par CEMO Centre - Paris
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Le soufisme au Sénégal : Les conséquences de l'influence politique et de l’infiltration économique

vendredi 14/septembre/2018 - 01:34
La Reference
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Le soufisme a émergé dans le Tiers-Monde au troisième siècle de l’Hégire comme tendance individuelle guidant vers l'ascétisme et l'intensité du culte. Puis ces tendances ont évolué pour donner lieu à une variété particulière d’ordres connus sous le nom de «Al-Tourouq As-Soufiya», et la propagation de ces méthodes dans de nombreux pays du monde a joué plusieurs rôles. Non seulement son rôle implique le domaine religieux et spirituel, mais aussi son implication dans l'action politique et dans l'accélération du développement économique dans d'autres pays a été remarquable.

En se tournant vers le continent africain, en particulier en Afrique de l'Ouest et plus précisément au Sénégal, nous trouvons que ce pays est un bastion du soufisme avec ses diverses écoles africaines. Les écoles soufies sénégalaises y jouent des rôles au-delà des dimensions religieuses et spirituelles, étant donné qu’elles pratiquent un rôle politique, social et économique considérable, tout comme elles jouent un fort rôle d'inhibiteur de terrorisme et d'extrémisme. C’est d’ailleurs ce qui leur permet d’influer notoirement sur la structure de la société sénégalaise.

 

Origines du soufisme au Sénégal

La plupart des Sénégalais sont unanimes sur la nécessité d'une affiliation à un ordre soufi. En effet, le mental sénégalais n’imagine jamais qu'un bon musulman puisse rester sans être soufi ou avoir un intermédiaire quelconque. Autrement dit, l'Islam, de l’Homme ne serait complet sans qu’il ne soit disciple d'un cheikh pour le guider et le faire évoluer. Et ce, en conformité avec l’assertion soufie qui dit : «celui qui n'a pas un cheikh; Satan est son guide». Notons que la majorité des Sénégalais sont musulmans. Selon le président du Rassemblement islamique pour la culture et la paix au Sénégal, Cheikh Mohammed Ahmed Tijani, les musulmans dans le pays représentent 95% de la population estimée à plus de 15 millions d'habitants, dont la plupart appartiennent au soufisme. C'est la raison pour laquelle, l'on dit que le Sénégal est le pays africain le plus influent à l'Organisation de la Conférence islamique.

Le soufisme apparut au Sénégal depuis l'époque des marabouts (mourabitoune), qui ont introduit officiellement l'islam dans la région au XIe siècle. L'ascétisme, l'austérité et la retenue dominaient leur vie, puis les confréries soufies leur sont parvenues d'Afrique du Nord, comme la Qadiriya, la Tijaniya, et la Chaziliya etc. Mais aussi faut-il le noter, le Sénégal a connu la création en 1927 de la Mouridiya fondée par le cheikh Ahmadou Bamba. Ces confréries soufies sont venues remplacer les anciennes associations païennes dans le pays. En effet, le Sénégalais appartient soit à la Qadiriya ou à la  Tijaniya ou encore à la Mouridiya.

 

Carte du soufisme sénégalais

Il existe des personnalités et associations qui ont fait de l'influence soufie une réalité au Sénégal, y compris dans la ville de Touba dans l'est du pays, où se trouve la tombe du fondateur de la Tariqa Mouridiya, cheikh Ahmadou Bamba. Celui-ci a résisté à la colonisation et s’est lancé à l'appel de l'Islam et au renouvellement de la foi au Sénégal. En effet, les adeptes de cette confrérie jurent de deux choses : la première est d'accomplir le pèlerinage à La Mecque, et la seconde est de visiter le sanctuaire d’Ahmadou Bamba. Chaque année  des millions de visiteurs se rendent à son mausolée pour commémorer son exil au Gabon décidé par les autorités françaises. Des adeptes sénégalais et étrangers de son ordre se rendent à son sanctuaire pour chercher la bénédiction et raffermir la foi selon leur croyance. Pour certains, visiter le mausolée est presque obligatoire (1).

 

Parmi les associations soufies les plus influentes au Sénégal, figure l’Association islamique pour servir le soufisme (AIS), dirigée par Mame Cheikh Mbacké, et la preuve de son impact sur la direction politique, est que lors de l'une de ses réunions tenue au Palais des Congrès le 12 juin 2018, Cheikh Mbacké a, devant le Président de la République Macky Sall, abordé dans son discours quatre points importants, dont le problème de sécurité étant donné que les guerres sont engendrées par les mouvements de violence terroriste sous prétexte religieux infondés. A cette occasion il a appelé le Président de la République à protéger l'Etat sécuritairement et intellectuellement de ces mouvements et courants de pensée. Les problèmes de mendicité des enfants dont les causes sont dues à la pauvreté, et la création d'un fonds national pour soutenir le financement des cérémonies religieuses comme une alternative à la dépendance aux dons présidentiels ont été aussi évoqués, comme deuxième et troisième points respectifs. Le quatrième a été la création de l'Université soufie nationale pour éduquer et enseigner aux jeunes l'islam soufi sénégalais connu pour sa tolérance et sa modération (2).

 

Le Président de la République a commenté les questions soulevées par le Cheikh en soulignant leur importance et leur objectivité et se disant d'accord avec la proposition du Cheikh Mbacké.

 

Par ailleurs, l'Iran continue officiellement et officieusement d'entrer en contact avec les confréries soufies au Sénégal, où il a soutenu financièrement certaines de ces confréries pour créer des établissements scolaires, à l’instar de la Fondation Al Fajr, la Fondation Mouzdahir et l'Université internationale Al-Moustapha qui a douze branches réparties dans toute l'Afrique. Tout comme il exerce également des rôles sociaux en finançant les étudiants qui y sont admis (3).

 

Engagement politique et diplomatique

Les confréries soufies au Sénégal se sont très tôt engagées dans les activités politiques du pays et leurs relations avec le pouvoir sont passées par des étapes inhomogènes. Certains chefs soufis ont joué un rôle important dans la résistance à l'occupation française, et après l’indépendance certains parmi eux se sont intéressés à la vie politique, de sorte que les cheikhs soufis ont depuis lors une grande influence sur la politique du pays. Et Cheikh Ahmadou Bemba, le fondateur du Mouridisme en faisait partie.

Chaque président sénégalais accorde un grand intérêt aux confréries soufies, malgré la laïcité de l'État approuvée par la Constitution. C’est d’ailleurs grâce aux confréries soufies que le premier président du pays Léopold Sédar Senghor a assis la légitimité de son pouvoir, en dépit de son appartenance à la minorité chrétienne, tout comme les présidents qui sont venus après lui se sont fait soutenir par ces confréries, à l’exemple de Macky Sall (4).

 

Les confréries Mouridiya (à Touba) et Tidjaniya (à Kaolack) avaient accusé l’ancien président Abdou Diouf de vouloir orienter le pays vers un « laïcisme prédateur de la spiritualité », par conséquent elles ont pu l'évincer du pouvoir pour le remplacer par l’ex-président Abdoulaye Wade, qui se considère comme Mouride (adepte du Mouridisme c'est-à-dire de la Tariqa Mouridiya).

 

La plupart des cheikhs soufis aujourd'hui au Sénégal sont plus proches du camp de l'ancien président Abdoulaye Wade plutôt que de l'actuel président Macky Sall. C'est pourquoi l'on constate que ces cheikhs soufis ont déclaré leur soutien à Karim Wade fils du président Wade pour l'élection présidentielle de 2019.

 

Il convient de constater que les ordres soufis ont également un impact sur les orientations étrangères du Sénégal. En effet, au milieu du XVIIe siècle, le mouvement de l’Imam (des Tachomcha) Nâsir al-Dîn dans le sud-ouest  mauritanien déclara la guerre sainte en 1645, sur les rives du fleuve Sénégal, afin d'établir un Etat à caractère islamique. Ensuite ce fut l'apparition de la plus grande école et du plus important ordre soufi dans la région sous le leadership d'El-Hadj Oumar Foutiyou Tall (ou Oumar Seydou Tall) de 1794 à 1864 après avoir déclaré le djihad aux royaumes païens du Sénégal, du Mali et de la Mauritanie (5).

 

En effet, les confréries soufies ont joué un rôle central et influent au Sénégal  dans la reformulation de l'équation politique tant à l'intérieur qu'à l'extérieur. Et c’est ce qu'on appelle «la diplomatie spirituelle» que le Sénégal a appliquée à travers les ordres soufis, en particulier par la Confrérie Tijaniya, compte tenu de ses extensions dans de nombreux pays du monde, en particulier en Egypte, sous le règne du défunt président Gamal Abdel Nasser, qui avait d'excellentes relations avec le peuple sénégalais. Il était l'un des plus importants amis personnels du cheikh de la Tijaniya Ibrahim Niasse (6).

En outre, le Sénégal a connu un développement dans la diplomatie étrangère lorsque les adeptes de la Confrérie Tijaniya qui sont à plus de cinq millions de personnes, ont beaucoup contribué à la prmomotion des liens économiques, politiques et spirituels entre le Royaume du Maroc, où existe le mausolée d’Abou Al-Abbas Ahmed Tijani, dans la ville de «Fès». Le Maroc a pu bénéficier grandement de ce facteur. Les adeptes de cette confrérie ont également œuvré pour consolider leurs relations avec certains gouvernements ouest-africains, (comme la Guinée et le Mali) en particulier, et les gouvernements des pays d'Afrique du Nord (Maroc et Mauritanie), ce qui illustre l’influence des ordres soufis sur la diplomatie étrangère du Sénégal.

 

Influence économique

Les ordres soufis possèdent des branches économiques fortes au Sénégal, ce qui confère à leurs activités religieuses une nature économique et commerciale. En effet, les chefs de ces courants sont des grands propriétaires fonciers. A titre d’exemple, les adeptes de la confrérie des Mourides ont un grand contrôle sur la culture d'arachide, alors que les Tijanes mirent longtemps à régner sur les fonctions de l'Etat avant que les Mourides ne viennent les y concurrencer.

 

La domination des Mourides sur l’économie du pays leur a permis de récolter environ 42,203 milliards de francs CFA (soit 70 millions de dollars) à l'occasion du 117e anniversaire du Festival Grand Magal de Touba pour commémorer le retour d’exil de leur leader Ahmadou Bamba  Mbacké (Aḥmad ibn Muḥammad ibn Ḥabīb Allāh) dit Khadimoul Rassoul, qui avait été exilé par les Français au début du siècle dernier. Environ 3,5 millions de croyants de tout le Sénégal, d’Europe et des Amériques se rendent dans la ville sainte de Touba pour commémorer cet anniversaire chaque 1er janvier.

 

Ces occasions permettent au pays d'amasser des devises étrangères tout comme elles boostent les diverses secteurs économiques, comme l'agriculture, le commerce et le secteur des transports.

 

Dans ses poèmes soufis, le chef des Mourides exhortait ses disciples au savoir et au travail, ce qui leur a permis de jouer un rôle important dans l'économie du pays, de sorte que les chefs d'entreprise au Sénégal sont des fils d'adeptes du Mouridisme.

Les Mourides sont également engagés dans des projets de développement social et agricole. Ils sont dans la pêche et la culture de l'arachide. Selon les statistiques publiées par le gouvernement sénégalais, il y a une augmentation significative de la production agricole particulièrement dans les zones rurales contrôlées par les partisans de la Mouridiya. Le taux d'activités économiques dans la ville sainte de Touba dépasse à lui seul 60% de l'économie sénégalaise.

 

Impact social

Les cheikhs des confréries soufies au Sénégal jouent un rôle communautaire très important. En effet, étant donné qu'ils possèdent de vastes terrains agricoles qu'ils exploitent, cela leur permet de s’impliquer pour résoudre les problèmes communautaires tels que la pauvreté et le chômage en créant une société positive et productive dans la classe des dévots. Certains dirigeants soufis contrôlent les détails précis de la vie de leurs disciples (9).

Il importe de souligner que le soufisme a joué un rôle clé dans la diffusion de la langue arabe. Le Sénégal et les pays d’Afrique subsaharienne où les confréries soufies constituent la base principale, cette langue du Saint Coran est liée dans l'esprit des gens à leur religion, ils ont donc accepté volontiers de l'apprendre et l'enseigner (10).

 

 

De ce tout qui précède, nous pouvons tirer une conclusion selon laquelle le Sénégal, bien qu’il soit un pays laïc gouverné par les élites issues de la culture francophone et de l’orientation occidentale, est considéré comme un bastion du soufisme en Afrique de l'Ouest. Le soufisme occupe une place de choix dans ce pays, ce qui impacte grandement tous les aspects de l'Etat sénégalais. En outre, il a joué un rôle illustre dans la lutte contre les idées radicales des groupes extrémistes. Il convient donc de relever que le Sénégal connaît moins d'attentats terroristes, contrairement à ce qui se passe dans certains pays arabes. En effet, la plupart des tentatives d’infiltration de certaines organisations extrémistes dans l'arène islamique du Sénégal ont échoué, parce que le soufisme domine la scène, et les confréries soufies jouissent de la confiance des Sénégalais. L'État a donc pris conscience de l’influence de ces confréries  et des moyens spirituels qu’elles possèdent pour couper le chemin aux islamistes.

 

Le soufisme au Sénégal a créé une élite politique qui parvient à jumeler  l'orientation spirituelle et l'orientation politique civile et laïque, ce qui a conduit à l'émergence de l'une des expériences démocratiques les plus authentiques en Afrique de l'Ouest. En effet, y sont nées certaines formes d'alliance entre les hommes d'État et politiques qui appartiennent la plupart du temps au soufisme. Et les cheikhs des confréries soufies sont conscients du poids de leur influence et de leur capacité à impacter le cours de tout processus électoral au milieu d'une démocratie réelle vécue par le Sénégal. A ces deux classes se joignent certains leaders économiques les plus importants de la société sénégalaise.

 

Malgré l’existence vieille et profonde du courant soufi au Sénégal, il y a des défis auxquels est confronté le soufisme, dont « l'héritage de la macheikha » qui ne permet qu’au fils du cheikh d’hériter la direction de la confrérie après son père, quelles que soient les qualités dudit fils.

Ajoutons à cela, le défi qui est lié à l'entrée dans les ordres soufis des intellectuels issus de la culture occidentale. Ceux-ci délaissent tout ce qu'ils avaient appris du curriculum occidental pour embrasser la vie spirituelle. Cela représente une menace réelle contre la pensée soufie. Sans oublier le problème d'ignorance et la faiblesse du niveau d'instruction des disciples soufis.

 

 

Sources:

1. Hassan Fâtih, Le soufisme au Sénégal: Sécurité spirituelle et conjuration du stress, Site de la BBC, 6 janvier 2010, disponible au lien suivant : http://www.bbc.com/arabic/worldnews/2010/01/100106_sj_sofi_tc2

2. L’imam Cheikh Mbacké Président de l’Association islamique du soufisme, le 22 janvier 2018, disponible au lien suivant: https://goo.gl/5jPiBU

3. Mohammed Khalifa, Le soufisme et le chiisme au Sénégal, qui porte qui ?, Site d’Al Rasside, le 17 décembre 2017, disponible au lien suivant : http://www.alrased.net/main/articles.aspx?selected_article_no=8056

4. (4) Ahmed Al-Shalqami, Le soufisme politique au Sénégal est la boussole des activités politiques, Site communautaire, 1er février 2015, disponible au lien suivant: https://goo.gl/xDjjpj

. (5) Obaid Emigin, « Le soufisme politique » au Sénégal dirige la boussole des partis politiques, Site d’Al Jazeera, le 9 février 2015 disponible à l'adresse suivante: http://studies.aljazeera.net/ar/reports/2015/02/2015219329990580.html  

6. Ahmed Al-Shalqami, Ibid.

7. Ibrahim Moustafa, le soufisme au Sénégal, large influence et empire politique et économique, le nouveau site web arabe, 7 août 2017, disponible à l'adresse suivante: https://goo.gl/pvW8d1

8. Ahmad l-Shalqami, Ibid.

 

9. Bilal Moemine, Sur les traces des Turcs, le soufisme sénégalais façonne l'avenir, Site d’Aswat, le 11 juillet 2018, disponible à l'adresse suivante: https://goo.gl/a5nWkZ  

10. Le soufisme au Sénégal, le 11 août 2016, disponible à l'adresse suivante: http://www.corpsafrica.org/blog/sufism-in-senegal

 

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