Le soufisme au Sénégal : Les conséquences de l'influence politique et de l’infiltration économique
Le soufisme a émergé dans le Tiers-Monde au
troisième siècle de l’Hégire comme tendance individuelle guidant vers
l'ascétisme et l'intensité du culte. Puis ces tendances ont évolué pour donner
lieu à une variété particulière d’ordres connus sous le nom de «Al-Tourouq As-Soufiya»,
et la propagation de ces méthodes dans de nombreux pays du monde a joué
plusieurs rôles. Non seulement son rôle implique le domaine religieux et
spirituel, mais aussi son implication dans l'action politique et dans
l'accélération du développement économique dans d'autres pays a été
remarquable.
En se tournant vers le continent africain, en
particulier en Afrique de l'Ouest et plus précisément au Sénégal, nous trouvons
que ce pays est un bastion du soufisme avec ses diverses écoles africaines. Les
écoles soufies sénégalaises y jouent des rôles au-delà des dimensions
religieuses et spirituelles, étant donné qu’elles pratiquent un rôle politique,
social et économique considérable, tout comme elles jouent un fort rôle
d'inhibiteur de terrorisme et d'extrémisme. C’est d’ailleurs ce qui leur permet
d’influer notoirement sur la structure de la société sénégalaise.
Origines du soufisme au
Sénégal
La plupart des Sénégalais sont unanimes sur
la nécessité d'une affiliation à un ordre soufi. En effet, le mental sénégalais
n’imagine jamais qu'un bon musulman puisse rester sans être soufi ou avoir un
intermédiaire quelconque. Autrement dit, l'Islam, de l’Homme ne serait complet
sans qu’il ne soit disciple d'un cheikh pour le guider et le faire évoluer. Et
ce, en conformité avec l’assertion soufie qui dit : «celui qui n'a pas un
cheikh; Satan est son guide». Notons que la majorité des Sénégalais sont
musulmans. Selon le président du Rassemblement islamique pour la culture et la
paix au Sénégal, Cheikh Mohammed Ahmed Tijani, les musulmans dans le pays représentent
95% de la population estimée à plus de 15 millions d'habitants, dont la plupart
appartiennent au soufisme. C'est la raison pour laquelle, l'on dit que le
Sénégal est le pays africain le plus influent à l'Organisation de la Conférence
islamique.
Le soufisme apparut au Sénégal depuis
l'époque des marabouts (mourabitoune), qui ont introduit officiellement l'islam
dans la région au XIe siècle. L'ascétisme, l'austérité et la retenue dominaient
leur vie, puis les confréries soufies leur sont parvenues d'Afrique du Nord,
comme la Qadiriya, la Tijaniya, et la Chaziliya etc. Mais aussi faut-il le
noter, le Sénégal a connu la création en 1927 de la Mouridiya fondée par
le cheikh Ahmadou Bamba. Ces confréries soufies sont venues remplacer les
anciennes associations païennes dans le pays. En effet, le Sénégalais appartient
soit à la Qadiriya ou à la Tijaniya ou encore à la Mouridiya.
Carte du soufisme sénégalais
Il existe des personnalités et associations qui
ont fait de l'influence soufie une réalité au Sénégal, y compris dans la ville
de Touba dans l'est du pays, où se trouve la tombe du fondateur de la Tariqa
Mouridiya, cheikh Ahmadou Bamba. Celui-ci a résisté à la colonisation et s’est
lancé à l'appel de l'Islam et au renouvellement de la foi au Sénégal. En effet,
les adeptes de cette confrérie jurent de deux choses : la première est
d'accomplir le pèlerinage à La Mecque, et la seconde est de visiter le
sanctuaire d’Ahmadou Bamba. Chaque année des millions de visiteurs se
rendent à son mausolée pour commémorer son exil au Gabon décidé par les
autorités françaises. Des adeptes sénégalais et étrangers de son ordre se
rendent à son sanctuaire pour chercher la bénédiction et raffermir la foi selon
leur croyance. Pour certains, visiter le mausolée est presque obligatoire (1).
Parmi les associations soufies les plus
influentes au Sénégal, figure l’Association islamique pour servir le soufisme
(AIS), dirigée par Mame Cheikh Mbacké, et la preuve de son
impact sur la direction politique, est que lors de l'une de ses réunions tenue
au Palais des Congrès le 12 juin 2018, Cheikh Mbacké a, devant le
Président de la République Macky Sall, abordé dans son discours
quatre points importants, dont le problème de sécurité étant donné que les
guerres sont engendrées par les mouvements de violence terroriste sous prétexte
religieux infondés. A cette occasion il a appelé le Président de la République
à protéger l'Etat sécuritairement et intellectuellement de ces
mouvements et courants de pensée. Les problèmes de mendicité des enfants dont
les causes sont dues à la pauvreté, et la création d'un fonds national pour soutenir
le financement des cérémonies religieuses comme une alternative à la dépendance
aux dons présidentiels ont été aussi évoqués, comme deuxième et troisième
points respectifs. Le quatrième a été la création de l'Université soufie
nationale pour éduquer et enseigner aux jeunes l'islam soufi sénégalais connu
pour sa tolérance et sa modération (2).
Le Président de la République a commenté les
questions soulevées par le Cheikh en soulignant leur importance et leur
objectivité et se disant d'accord avec la proposition du Cheikh Mbacké.
Par ailleurs, l'Iran continue officiellement
et officieusement d'entrer en contact avec les confréries soufies au Sénégal,
où il a soutenu financièrement certaines de ces confréries pour créer des
établissements scolaires, à l’instar de la Fondation Al Fajr, la
Fondation Mouzdahir et l'Université internationale Al-Moustapha qui a
douze branches réparties dans toute l'Afrique. Tout comme il exerce également
des rôles sociaux en finançant les étudiants qui y sont admis (3).
Engagement politique et
diplomatique
Les confréries soufies au Sénégal se sont
très tôt engagées dans les activités politiques du pays et leurs relations avec
le pouvoir sont passées par des étapes inhomogènes. Certains chefs soufis ont
joué un rôle important dans la résistance à l'occupation française, et après
l’indépendance certains parmi eux se sont intéressés à la vie politique, de
sorte que les cheikhs soufis ont depuis lors une grande influence sur la
politique du pays. Et Cheikh Ahmadou Bemba, le fondateur du Mouridisme en
faisait partie.
Chaque président sénégalais accorde un grand
intérêt aux confréries soufies, malgré la laïcité de l'État approuvée par la
Constitution. C’est d’ailleurs grâce aux confréries soufies que le premier
président du pays Léopold Sédar Senghor a assis la légitimité de son pouvoir,
en dépit de son appartenance à la minorité chrétienne, tout comme les
présidents qui sont venus après lui se sont fait soutenir par ces confréries, à
l’exemple de Macky Sall (4).
Les confréries Mouridiya (à Touba) et Tidjaniya (à
Kaolack) avaient accusé l’ancien président Abdou Diouf de vouloir orienter le
pays vers un « laïcisme prédateur de la spiritualité », par conséquent
elles ont pu l'évincer du pouvoir pour le remplacer par l’ex-président
Abdoulaye Wade, qui se considère comme Mouride (adepte du Mouridisme
c'est-à-dire de la Tariqa Mouridiya).
La plupart des cheikhs soufis aujourd'hui au
Sénégal sont plus proches du camp de l'ancien président Abdoulaye Wade plutôt
que de l'actuel président Macky Sall. C'est pourquoi l'on constate
que ces cheikhs soufis ont déclaré leur soutien à Karim Wade fils du président
Wade pour l'élection présidentielle de 2019.
Il convient de constater que les ordres
soufis ont également un impact sur les orientations étrangères du Sénégal. En
effet, au milieu du XVIIe siècle, le mouvement de
l’Imam (des Tachomcha) Nâsir al-Dîn dans le sud-ouest
mauritanien déclara la guerre sainte en 1645, sur les rives du fleuve Sénégal,
afin d'établir un Etat à caractère islamique. Ensuite ce fut l'apparition de la
plus grande école et du plus important ordre soufi dans la région sous le
leadership d'El-Hadj Oumar Foutiyou Tall (ou Oumar Seydou Tall) de
1794 à 1864 après avoir déclaré le djihad aux royaumes païens du Sénégal, du
Mali et de la Mauritanie (5).
En effet, les confréries soufies ont joué un
rôle central et influent au Sénégal dans la reformulation de l'équation
politique tant à l'intérieur qu'à l'extérieur. Et c’est ce qu'on appelle «la
diplomatie spirituelle» que le Sénégal a appliquée à travers les ordres soufis,
en particulier par la Confrérie Tijaniya, compte tenu de ses extensions dans de
nombreux pays du monde, en particulier en Egypte, sous le règne du défunt
président Gamal Abdel Nasser, qui avait d'excellentes relations avec le peuple
sénégalais. Il était l'un des plus importants amis personnels du cheikh de la
Tijaniya Ibrahim Niasse (6).
En outre, le Sénégal a connu un développement
dans la diplomatie étrangère lorsque les adeptes de la Confrérie Tijaniya qui
sont à plus de cinq millions de personnes, ont beaucoup contribué à la
prmomotion des liens économiques, politiques et spirituels entre le Royaume du
Maroc, où existe le mausolée d’Abou Al-Abbas Ahmed Tijani, dans la ville
de «Fès». Le Maroc a pu bénéficier grandement de ce facteur. Les adeptes de
cette confrérie ont également œuvré pour consolider leurs relations avec
certains gouvernements ouest-africains, (comme la Guinée et le Mali) en
particulier, et les gouvernements des pays d'Afrique du Nord (Maroc et
Mauritanie), ce qui illustre l’influence des ordres soufis sur la diplomatie
étrangère du Sénégal.
Influence économique
Les ordres soufis possèdent des branches
économiques fortes au Sénégal, ce qui confère à leurs activités religieuses une
nature économique et commerciale. En effet, les chefs de ces courants sont des
grands propriétaires fonciers. A titre d’exemple, les adeptes de la confrérie
des Mourides ont un grand contrôle sur la culture d'arachide, alors que les
Tijanes mirent longtemps à régner sur les fonctions de l'Etat avant que les
Mourides ne viennent les y concurrencer.
La domination des Mourides sur l’économie du
pays leur a permis de récolter environ 42,203 milliards de francs CFA (soit 70
millions de dollars) à l'occasion du 117e anniversaire du Festival
Grand Magal de Touba pour commémorer le retour d’exil de leur leader
Ahmadou Bamba Mbacké (Aḥmad ibn Muḥammad ibn Ḥabīb Allāh)
dit Khadimoul Rassoul, qui avait été exilé par les Français au début
du siècle dernier. Environ 3,5 millions de croyants de tout le Sénégal,
d’Europe et des Amériques se rendent dans la ville sainte de Touba pour
commémorer cet anniversaire chaque 1er janvier.
Ces occasions permettent au pays d'amasser
des devises étrangères tout comme elles boostent les diverses secteurs
économiques, comme l'agriculture, le commerce et le secteur des transports.
Dans ses poèmes soufis, le chef des Mourides
exhortait ses disciples au savoir et au travail, ce qui leur a permis de jouer
un rôle important dans l'économie du pays, de sorte que les chefs d'entreprise
au Sénégal sont des fils d'adeptes du Mouridisme.
Les Mourides sont également engagés dans des
projets de développement social et agricole. Ils sont dans la pêche et la
culture de l'arachide. Selon les statistiques publiées par le gouvernement
sénégalais, il y a une augmentation significative de la production agricole
particulièrement dans les zones rurales contrôlées par les partisans de la Mouridiya.
Le taux d'activités économiques dans la ville sainte de Touba dépasse à lui
seul 60% de l'économie sénégalaise.
Impact social
Les cheikhs des confréries soufies au Sénégal
jouent un rôle communautaire très important. En effet, étant donné qu'ils
possèdent de vastes terrains agricoles qu'ils exploitent, cela leur permet de
s’impliquer pour résoudre les problèmes communautaires tels que la pauvreté et
le chômage en créant une société positive et productive dans la classe des
dévots. Certains dirigeants soufis contrôlent les détails précis de la vie de
leurs disciples (9).
Il importe de souligner que le soufisme a
joué un rôle clé dans la diffusion de la langue arabe. Le Sénégal et les pays
d’Afrique subsaharienne où les confréries soufies constituent la base
principale, cette langue du Saint Coran est liée dans l'esprit des gens à leur
religion, ils ont donc accepté volontiers de l'apprendre et l'enseigner (10).
De ce tout qui précède, nous pouvons tirer
une conclusion selon laquelle le Sénégal, bien qu’il soit un pays laïc gouverné
par les élites issues de la culture francophone et de l’orientation
occidentale, est considéré comme un bastion du soufisme en Afrique de l'Ouest.
Le soufisme occupe une place de choix dans ce pays, ce qui impacte grandement
tous les aspects de l'Etat sénégalais. En outre, il a joué un rôle illustre
dans la lutte contre les idées radicales des groupes extrémistes. Il convient
donc de relever que le Sénégal connaît moins d'attentats terroristes,
contrairement à ce qui se passe dans certains pays arabes. En effet, la plupart
des tentatives d’infiltration de certaines organisations extrémistes dans
l'arène islamique du Sénégal ont échoué, parce que le soufisme domine la scène,
et les confréries soufies jouissent de la confiance des Sénégalais. L'État a donc
pris conscience de l’influence de ces confréries et des moyens spirituels
qu’elles possèdent pour couper le chemin aux islamistes.
Le soufisme au Sénégal a créé une élite
politique qui parvient à jumeler l'orientation spirituelle et
l'orientation politique civile et laïque, ce qui a conduit à l'émergence
de l'une des expériences démocratiques les plus authentiques en Afrique de
l'Ouest. En effet, y sont nées certaines formes d'alliance entre les hommes
d'État et politiques qui appartiennent la plupart du temps au soufisme. Et les
cheikhs des confréries soufies sont conscients du poids de leur influence et de
leur capacité à impacter le cours de tout processus électoral au milieu d'une
démocratie réelle vécue par le Sénégal. A ces deux classes se joignent certains
leaders économiques les plus importants de la société sénégalaise.
Malgré l’existence vieille et profonde du
courant soufi au Sénégal, il y a des défis auxquels est confronté le soufisme,
dont « l'héritage de la macheikha » qui ne permet qu’au fils du
cheikh d’hériter la direction de la confrérie après son père, quelles que
soient les qualités dudit fils.
Ajoutons à cela, le défi qui est lié à
l'entrée dans les ordres soufis des intellectuels issus de la culture
occidentale. Ceux-ci délaissent tout ce qu'ils avaient appris du curriculum
occidental pour embrasser la vie spirituelle. Cela représente une menace réelle
contre la pensée soufie. Sans oublier le problème d'ignorance et la faiblesse
du niveau d'instruction des disciples soufis.
Sources:
1. Hassan Fâtih, Le soufisme au
Sénégal: Sécurité spirituelle et conjuration du stress, Site de la BBC, 6
janvier 2010, disponible au lien suivant : http://www.bbc.com/arabic/worldnews/2010/01/100106_sj_sofi_tc2
2. L’imam Cheikh Mbacké Président
de l’Association islamique du soufisme, le 22 janvier 2018, disponible au lien
suivant: https://goo.gl/5jPiBU
3. Mohammed Khalifa, Le soufisme et le
chiisme au Sénégal, qui porte qui ?, Site d’Al Rasside, le 17
décembre 2017, disponible au lien suivant : http://www.alrased.net/main/articles.aspx?selected_article_no=8056
4. (4) Ahmed Al-Shalqami, Le soufisme
politique au Sénégal est la boussole des activités politiques, Site
communautaire, 1er février 2015, disponible au lien suivant: https://goo.gl/xDjjpj
. (5) Obaid Emigin, « Le
soufisme politique » au Sénégal dirige la boussole des partis politiques, Site
d’Al Jazeera, le 9 février 2015 disponible à l'adresse suivante: http://studies.aljazeera.net/ar/reports/2015/02/2015219329990580.html
6. Ahmed Al-Shalqami, Ibid.
7. Ibrahim Moustafa, le soufisme au
Sénégal, large influence et empire politique et économique, le nouveau site web
arabe, 7 août 2017, disponible à l'adresse suivante: https://goo.gl/pvW8d1
8. Ahmad l-Shalqami, Ibid.
9. Bilal Moemine, Sur les traces des
Turcs, le soufisme sénégalais façonne l'avenir, Site d’Aswat, le 11 juillet
2018, disponible à l'adresse suivante: https://goo.gl/a5nWkZ
10. Le soufisme au Sénégal, le 11 août
2016, disponible à l'adresse suivante: http://www.corpsafrica.org/blog/sufism-in-senegal