Angela Merkel défiée par l’extrême droite
L’année 2020 s’annonçait plutôt tranquille sur le front politique en Allemagne. Après avoir survécu à la rude séquence électorale des européennes et des régionales de 2019, où les conservateurs (CDU-CSU) et les sociaux-démocrates (SPD) ont subi des revers historiques, la « grande coalition » CDU-SPD d’Angela Merkel semblait en mesure de tenir jusqu’à la fin de la législature, prévue à l’automne 2021. Très affaiblie politiquement, mais toujours en tête des baromètres de popularité après quatorze ans au pouvoir, la chancelière allemande pouvait espérer achever son quatrième mandat après le grand rendez-vous qui attend l’Allemagne cette année : la présidence tournante de l’Union européenne, qu’elle exercera du 1er juillet au 31 décembre.
En l’espace de quelques jours, l’horizon politique s’est dramatiquement assombri à Berlin. Depuis que la CDU a mêlé ses voix à celles de l’extrême droite (AfD) pour faire élire un libéral-démocrate (rapidement contraint à la démission) à la tête du Land de Thuringe, mercredi 5 février, l’Allemagne est plongée dans une crise politique inédite. Défiée dans son autorité, la « dauphine » désignée d’Angela Merkel, Annegret Kramp-Karrenbauer (« AKK ») en a tiré les conséquences en annonçant, à la surprise générale, lundi 10 février, qu’elle renonçait à être candidate à la chancellerie et qu’elle quitterait la présidence de la CDU.
La droite allemande va désormais devoir se trouver un nouveau leader. L’enjeu dépasse de loin celui des personnes : il est idéologique et stratégique. Ces quinze dernières années, sous l’égide d’Angela Merkel, la CDU est restée un parti centriste, parfois même beaucoup trop à gauche au goût de certains de ses membres, qui ont mal supporté que la chancelière suspende le service militaire obligatoire, décide de sortir du nucléaire, accueille 1 million de réfugiés et permette l’adoption d’une loi sur le mariage homosexuel. En ce qui concerne la place de la CDU sur l’échiquier politique, Mme Merkel a toujours été très claire : pas d’alliance avec le parti de gauche Die Linke ni avec l’AfD.
Ténébreux jeux tactiques
Cet héritage survivra-t-il à la fin de l’ère Merkel ? C’est tout l’enjeu de la crise ouverte en Thuringe. Celle-ci a révélé la profondeur des divergences qui traversent la droite conservatrice allemande. Depuis quelques jours, certains, à la CDU, s’en tiennent à la « doctrine Merkel » concernant les alliances. D’autres, à la gauche du parti, refusent de mettre sur un même pied Die Linke, lointaine héritière de l’ancien Parti communiste de la République démocratique allemande (RDA), qui a gouverné la Thuringe de façon apaisée ces cinq dernières années, et l’AfD, parti xénophobe dont les dirigeants tiennent ouvertement des propos révisionnistes. Certains, enfin, sont prêts à envisager une coopération avec l’AfD, voire à rêver d’une coalition entre la droite et l’extrême droite, sur le modèle de celle qu’a dirigée Sebastian Kurz, en Autriche, de 2017 à 2019.
Il n’est pas certain que la « grande coalition » résiste longtemps à la tempête qui secoue sa principale composante. Et il est possible que les prétendants à la succession d’Angela Merkel souhaitent profiter du retrait de sa « dauphine » désignée pour précipiter sa chute. Mais ils doivent prendre la mesure de leur responsabilité : compte tenu du poids de l’Allemagne en Europe, les responsables de la CDU ne peuvent s’autoriser de ténébreux jeux tactiques avec AfD. Quand la droite démocratique fraie avec l’extrême droite, c’est toujours la seconde qui gagne. L’Allemagne est bien placée pour le savoir.