Brexit : Johnson le flamboyant contre Barnier le techno
Le rendez-vous a été donné à Dundalk, du côté sud de la frontière entre les deux Irlandes. Tout au long de la route qui sillonne prairies et montagnes nord-irlandaises, des panneaux en appellent à la réunification de l'île d'Émeraude. Un vœu pieux qu'ont longtemps porté les combattants de l'IRAlors du conflit qui a déchiré l'Ulster de la fin des années 1960 jusqu'à la fin de la décennie 90. Laurence McKeown fut de ceux-là. Engagé dans le groupe paramilitaire dès ses 17 ans, il est arrêté alors qu'il souffle tout juste ses vingt bougies. Incarcéré à vie à la prison de Long Kesh (aussi appelée « Maze »), il participera à la tristement célèbre grève de la faim du début des années 1980 pour pousser le gouvernement britannique de Margaret Thatcherà rétablir le statut de prisonnier politique. Bobby Sands et dix autres prisonniers décéderont sans que la « Dame de fer » cède. Laurence McKeown survécut à 70 jours de cette grève. Trente-neuf ans plus tard, il a troqué les armes de l'IRA pour la plume. Dramaturge irlandais respecté, il a reçu Le Point dans sa maison irlandaise pour évoquer le Brexit et ses conséquences sur Belfast et Dublin.
Le Point : Est-ce que le Brexit est une bonne opportunité pour l'Irlande ?
Laurence McKeown : C'en est une. Personne, au fond, ne souhaitait le Brexit. Ni à Belfast ni à Dublin. Mais c'est arrivé… C'est une opportunité pour le Nord et le Sud parce qu'une question très simple mais qui a longtemps été oubliée a été remise sur la table : « Pourquoi l'Irlande est-elle divisée ? » Le vote de 2016 peut se résumer ainsi : une majorité de citoyens sur l'île d'Irlande souhaitent rester membres de l'Union européenne. Au nord, ceux qui longtemps furent divisés – unionistes et républicains, protestants et catholiques – sont pour la première fois tombés d'accord politiquement. Le Parti unioniste démocratique (DUP) a, un temps, voulu ce Brexit, en se faisant passer pour plus anglais qu'il ne l'était, avant de comprendre que son électorat était bien plus attaché à Bruxelles qu'à Londres. À commencer par les agriculteurs, qui, traditionnellement, votent unioniste, et se sont révélés farouchement opposés au Brexit parce qu'ils sont très attachés à la politique agricole commune (PAC). Et puis l'électorat unioniste s'est finalement révélé très pragmatique au fil des années. Ils ne détestent plus Dublin, ils y ont des entreprises, ils traversent cette frontière bien plus souvent qu'ils ne se rendent en Angleterre et, pour certains, ils se sont même précipités pour obtenir un passeport irlandais afin de continuer de voyager librement en Europe. Il y a encore quelques années, c'était inenvisageable pour un unioniste protestant de troquer son passeport britannique pour un autre irlandais !
Le Brexit aurait finalement eu du bon en réconciliant unionistes et républicains qui, des années durant, furent en guerre ?
Le Brexit a été géré à Londres par ce que j'appellerai trivialement des « nationalistes anglais » qui n'ont d'yeux que pour l'Angleterre et la Couronne et ne portent que peu d'attention aux autres membres du Royaume-Uni, tels que l'Irlande du Nord, l'Écosse ou le pays de Galle. Et si le Brexit a pris tant de temps à se mettre en place, c'est en partie à cause des blocages des députés unionistes d'Irlande du Nord qui siégeaient à Westminster, mais ils se sont rapidement sentis abandonnés par Boris Johnson et ses partenaires conservateurs qui voulaient avancer vite et sans eux sur le Brexit. Quelle ironie quand on pense que Margaret Thatcher, figure des conservateurs britanniques, s'est toujours refusée à abandonner quoi que ce soit en Irlande du Nord. Tout cela a donc renforcé un sentiment « irlandais » au nord comme au sud, y compris chez les unionistes qui voient désormais que Boris Johnson n'a plus besoin d'eux.
En Écosse, le Brexit pourrait remettre sur la table le débat sur l'indépendance. En Irlande, celui de la réunification est-il d'actualité ?
Je crois qu'après le Brexit les deux Irlandes vont se réunifier. L'Irlande du Nord est à un tournant. Son avenir s'écrira avec Dublin et l'Europe plutôt qu'avec Londres, mais les fantômes du passé flotteront encore longtemps au-dessus de nos têtes… Le Taoiseach (chef du gouvernement à Dublin, NDLR) s'est exprimé en faveur d'une réunification. Peter Robinson, qui a été le visage du Parti unioniste pendant des années, a récemment indiqué qu'il accepterait le résultat d'un référendum sur la réunification de l'Irlande du Nord et de la République. C'est un grand pas.
Vous parlez de « fantômes du passé ». Qui sont-ils ?
Je pense notamment aux groupes républicains dissidents de l'IRA (le Nouvel IRA, notamment responsable de la mort d'une journaliste en 2019 et d'un attentat à la bombe, NDLR) qui refusent encore et toujours d'accepter le processus de paix. Ils n'ont plus aucune raison d'être. Le Brexit a aussi réveillé ces gens-là lorsqu'il a été question de remettre une frontière commerciale entre le Nord et le Sud. Faire cela, c'était remettre en cause les accords de paix du Vendredi saint de 1998 qui a mis fin à trente années de guerre et de violences. Ce n'est plus d'actualité, mais n'importe quelle expression symbolique d'une communauté ou de l'autre pousse ces gens à réagir et à revendiquer l'esprit romantique des combattants irlandais qui n'est plus d'actualité. Aujourd'hui, certains unionistes sont tentés par ce genre d'actions violentes à cause de la future frontière commerciale en mer d'Irlande qui les sépare plus ou moins de Londres. Cela n'a plus de sens… Ils sont très loin d'être majoritairement soutenus.
Mais la jeunesse d'aujourd'hui, qui n'a pas vécu la guerre civile, est-elle attachée à ce romantisme ?
Non, eux aussi regardent vers Dublin et Bruxelles. Mes deux filles, qui ont 21 et 23 ans, sont plus préoccupées par leurs études que par le conflit nord-irlandais. D'ailleurs, lorsqu'il y a eu les débats autour du mariage gay et des droits LGBT et que certains du Sinn Fein ou du Parti unioniste se sont exprimés contre, la jeunesse les a regardés comme s'ils arrivaient tout droit de la préhistoire. Cela signifie que la politique en Irlande du Nord ne se résume plus seulement à deux partis, l'un républicain catholique et l'autre unioniste protestant. Aux élections de décembre pour Westminster, les jeunes ont largement voté pour d'autres partis – l'Alliance Party notamment, très proeuropéen – qui, eux, ne revendiquent pas l'héritage des Troubles nord-irlandais.
Vous-même avez été membre de l'IRA. Le regrettez-vous ?
C'était une époque différente. Il y avait une guerre, ce n'est plus le cas. Il n'y a plus de frontières, la paix l'a emporté. Ce qui motive ces groupes dissidents, ce ne sont que des peurs irrationnelles.
En tant qu'ancien membre de l'IRA, ne trouvez-vous pas une certaine satisfaction à voir l'Angleterre devant tant de difficultés ?
Quand Margaret Thatcher est décédée, beaucoup de journalistes m'ont appelé pour avoir une réaction. On attendait de moi que je me réjouisse du décès de celle qui était responsable de la mort des grévistes de la faim de Long Kesh. J'ai simplement répondu que mes parents m'avaient appris à ne pas médire des morts. Nous, les Irlandais, avons toujours pensé que les Anglais étaient arrogants et détestables au regard de ce qu'ils nous ont fait subir pendant tant d'années. On ne peut pas se réjouir du Brexit. Regardez le nombre de banques alimentaires en Angleterre, regardez le taux de pauvreté, etc. Les politiques qui ont motivé le Brexit n'en souffriront jamais, mais ceux qui les ont crus, oui. Je n'en tire aucune revanche.