Les ordres soufis et les paris de l'Etat algérien, Exploitation politique ou allié idéologique
Dr Farid Khan
Expert stratégique dans les
affaires arabes et internationales
La réforme du discours religieux exige la reconstruction du champ confessionnel, loin de confiner celui-ci dans un angle thématique spécifique pour bien l’instrumentaliser au moment opportun. C’est la raison pour laquelle l'Etat algérien est en train d’entreprendre la mise sur pied d’une nouvelle politique religieuse en lui fixant comme axe central le fichier de sécurité et la stabilité, parallèlement à la stratégie renforcée de la sécurité proactive pour contrer les paramètres de sécurité contre l'extrémisme confessionnelle et le terrorisme islamisant, et afin de définir les grandes lignes de la nouvelle approche religieuse. Le pari algérien s’appuie donc fortement sur les ordres soufis.
Parler aujourd’hui de soufisme prend en
compte différentes méthodes dont la nécessité a été dictée par des facteurs
politiques et des conflits internationaux causés par la dimension religieuse,
surtout quand l’Islam a été accusé d'extrémisme et les musulmans qualifiés de
terroristes, à cause des groupes djihadistes salafistes et des Frères musulmans
extrémistes. Suite donc à ces projections, il était nécessaire de revenir à la
bonne religion et de s’y réfugier, bien loin de l'extrémisme. D’où l’importance
de cette recherche qui nous amène à poser la problématique suivante :
est-ce que l’Algérie est sur le point de vivre le retour du soufisme en tant qu'approche
thématique et instrumentale de l'Etat pour contrer l'extrémisme religieux des
Frères musulmans, comme ce fut le cas dans un passé récent en faisant face au
salafisme djihadiste et extrémiste dans les années quatre-vingt-dix du
siècle dernier? Ou bien sommes-nous confrontés à une renaissance des zawiyas
qui représentent l'approche soufie en tant qu'expression de la demande sociale?
En effet, les ordres soufis sont devenus une
porte de sortie stratégique et un pari pour réaliser l’équilibre politique. Les
pays cherchent donc à les instrumentaliser pour faire face à la pensée de
l'islamisme fondamentaliste. Conformément à cette approche professionnelle
ayant pour but de former une nouvelle politique religieuse de l'Etat algérien,
et de faire face au « terrorisme islamisant », le pouvoir a donc adopté,
pour atteindre ces objectifs, cette vieille-nouvelle stratégie qui se définit
par le renforcement des zawiyas (édifices religieux) (1) en vue de les
instrumentaliser, en surmontant tous les obstacles, afin de leur assurer de
passer d’un rôle marginal à un rôle plutôt axial et leur permettre de
contribuer à la construction de l'État. Objectif qui bien sûr ne pourrait être
atteint que grâce à la libéralisation des zawiyas des restrictions et blocus
qui pendant des décennies les censuraient.
· Les
ordres soufis et l’approche instrumentaliste pour contrer l'extrémisme
religieux
Le rôle des ordres soufis en Algérie, avait
été axé sur l’enseignement des sciences religieuses, mais ce rôle a évolué au
fil du temps pour que ces ordres se voient conférer le statut de «partenaire
politique», qui contribue à la construction de la politique nationale. Depuis
le XXe siècle, la nature politique locale a dominé les groupes soufis algériens
appelés communément «At-Turuq» (les voies ou les ordres), en particulier
pendant la guerre contre les puissances coloniales, quand ils réclamaient de
participer indirectement à la vie politique (2).
Après avoir été marginalisés pendant de
longues périodes depuis les années soixante du XXe siècle, et les tentatives de
répression subies de la part des islamistes dans les années quatre-vingt-dix
(3), les soufis répondent maintenant aux besoins du pouvoir en place et des
citoyens de créer de nouveaux canaux, participer à la vie politique et
mobiliser les potentialités.
Le retour des ordres soufis dans l'arène
socio-politique révèle beaucoup de changements fondamentaux qui se sont
produits en Algérie au cours des dix dernières années.
En effet, l'émergence du soufisme à nouveau sur
la scène montre comment l'Etat a unifié la direction politique, en contrôlant
la sphère religieuse. Celui-ci a souffert en raison des attaques terroristes
régulières en Algérie, et les tentatives de l'islamisme politique de contrôler
le cours de la situation. Le pouvoir algérien a donc permis au soufisme d'être
ressuscité à nouveau pour être un modèle national et populaire de l'Islam,
un modèle qui défend l'identité algérienne contre les menaces extérieures. Et
en retour, les organisations soufies ont reconnu que les systèmes politiques en
place sont les seuls à être légitimes, et ayant le droit d'organiser la vie
religieuse et politique dans le pays (4).
Aussi faut-il noter que le soutien soufi à
l’échelle nationale contribue également à présenter l’Etat comme un partenaire
important dans les milieux politiques étrangers, qui appellent régulièrement à
l'appui des forces religieuses modérées, qui peuvent à leur tour apaiser les
conflits qui font rage au sein de la société civile dans le sud du pays.
Si toutes les organisations soufies ont
constaté avoir retrouvé à nouveau l'attention de l'Etat et du peuple, au cours
des dix dernières années, elles savent néanmoins qu’elles ne bénéficient pas de
la même étendue des pouvoirs en ce qui concerne l'accès à l'élite dirigeante,
aux institutions étatiques, aux médias, aux universités, ni moins au secteur
privé et aux instances publiques. Il importe de souligner que les ordres soufis
qui jouissent de plus de pouvoirs sont les alaouites, les tidjanites,
l'Association nationale des zawiyas et l'Union nationale des zawiyas d'Algérie,
étant donné que ces ordres et organismes soufis œuvrent à divulguer le
véritable islam, qui doit dominer en Algérie, et aspirent à se substituer à
l'Association des chercheurs qui adopte plutôt une pensée frériste (5).
· Les
ordres soufis font contrepoids à l'existence des islamistes radicaux
L’État a validé les zawiyas pour faire face à
l'énorme influence acquise par le djihadisme salafiste, représenté par le Front
islamique du Salut (FIS). Etant donné que celui-ci a été exclu depuis longtemps
de la scène politique, les zawiyas sont désormais considérées comme un
instrument honnête qui peut être présenté aux gens comme étant la forme
traditionnelle et locale de la religion, pour tenter de contrer ce qu'on
appelle communément la révolution du FIS au style afghan.
Et tel fut le cas pour les laïcs et les
gauchistes qui souffraient aussi de la stratégie du FIS qui les privait d'un
certain nombre de choses. C’est donc pourquoi ces derniers ont également bien
accueilli l'idée de promouvoir les zawiyas comme un contrepoids à la présence
d'extrémistes islamistes. En mai 1991, le gouvernement algérien, dirigé par le
président Chadli Bendjedid, avait officiellement parrainé la création de
l'Association nationale des zawiyas algériennes, pour « combattre tous les
mouvements lancés au nom du djihadisme salafiste, chiite ou d'autres croyances
étrangères à la société, qui ont essayé et essayent encore de présenter
des idées perverses sur l'école Malikite, qui représente le dénominateur
commun du peuple algérien. La création de l’Association nationale des zawiyas
eut lieu quelques jours après la grève générale organisée par le FIS pour
protester contre le nouveau gouvernement qui a repris les élections législatives »
(6).
Cependant, cette stratégie
d'instrumentalisation du soufisme pour éviter les conflits, n'a pas porté le
fruit escompté, étant donné que le pays a connu une vague de violence massive
prolongée sur une période de dix ans, au cours de laquelle les zawiyas ont préféré
garder le silence, et n'ont pas eu de rôle remarquable. Elles n’apparaissent à
nouveau sur la scène politique qu’après l’avènement du président Abdelaziz
Bouteflika au pouvoir en 1999 et la fin de la guerre civile dans le pays, où
les mouvements soufis ont commencé à réapparaître en Algérie devenant un important
moyen de mobilisation, à travers leur participation, et de manière
considérable, pour soutenir les politiques du président, en particulier celles
qui ont trait au consensus national.
La réapparition du soufisme nous révèle, à
l’échelle politique en Algérie, qu’il est important de redéfinir les lectures
traditionnelles relatives au rôle de la religion dans la politique, en présence
de facteurs religieux et des forces de la société civile. Et ce, en tenant
compte de l'état des structures des partis politiques traditionnels, qui sont à
la recherche de nouvelles manières de participation à la vie politique. En
réalité, les mouvements soufis ne constituent pas le genre d’organisations qui
ont tendance à ne pas s’impliquer dans la politique en général. Mais le
soufisme a son propre concept politique, et il est d’ailleurs soutenu par le
contexte actuel de la situation politique, où les partis ont perdu leur
capacité à réformer.
Eu égard à ce qui précède, et en faisant un
lien étroit avec la vision thématique fonctionnelle, la carte soufie est
considérée comme étant la soupape de sécurité pour contrer le danger de
l’islamisme politique radical (7).
· Le
soufisme est un allié idéologique mais sans représentation politique
Il est à noter que le pouvoir a soutenu les
groupes islamiques dans le passé en tant que mouvements de force d’équilibre
avec les tendances de l'aile gauche laïque dans les années 1970 (8). Il a fini
par découvrir que les groupes islamistes eux-mêmes ont pris une tournure
extrémiste qui leur est particulière. Non seulement ils sont devenus plus
nombreux, mais aussi plus enthousiastes pour devenir un sérieux danger pour le
gouvernement. Raison pour laquelle le pouvoir constate aujourd'hui le besoin de
prendre des précautions cette fois-ci, et éviter de créer une situation
similaire en promouvant et soutenant le soufisme. C’est pourquoi le soutien du
soufisme ne doit être qu’au niveau d’«allié» idéologique, et non comme un
véritable désir gouvernemental d'ouvrir la zone de représentation politique des
soufis permettant d’atteindre le pluralisme dans le pays. En effet, la
participation apparente des forces de la société civile, telles que les
dirigeants soufis à la vie politique, implique de sous-estimer les capacités de
ces forces à répondre aux exigences sociales à long terme. En plus de cela, le
fait de présenter les mouvements soufis comme des forces de pression politique
sur les autres partis politiques est une stratégie qui s'arrêtera rapidement à
certaines limites. Car il est pratiquement impossible pour ces mouvements
soufis d’ajouter une plus-value sociale ou éducative dans le contexte actuel.
· L’approche
soufie est l’expression d’une demande sociale
En fait, on ne peut nier l'importance de
cette hypothèse, surtout à la lumière de ce mouvement soufi et l'émission de
ses nouvelles activités auxquelles assiste l'Algérie, en particulier si l'on considère
ces activités sur le plan social en revitalisant l'efficacité du soufisme.
Pourtant il va bien au-delà. L'Etat, face aux déséquilibres que vit la scène
religio-politique à l’échelle de l'organisation politique officielle, se trouve
obligé de recourir au soufisme actif qui représente pour lui un contre-modèle
qu’il peut instrumentaliser dans le cadre de sa stratégie de lutte contre les
mouvements d’islamisme politique radical (9).
En revanche, le fait de présenter cette
hypothèse ne signifie en aucun cas notre désir de confirmer une sorte de
similitude avec ce que cherche aujourd'hui l'Etat dans sa politique avec les
ordres soufis. Cependant, il y a lieu de confirmer que le soufisme n'a jamais
été un simple instrument, ni moins une carte politique instrumentale, tel que
peut supposer cette approche thématique. A un autre niveau de vision aussi bien
dans une relation sous la forme sociale de la pratique soufie que dans ses
champs et sa logique, il convient aussi de souligner qu'il n'existe pas un seul
domaine ni moins un format standard pour cette pratique, car il n'y a pas
d'uniformité ni une logique spécifique qui régit et dirige l'implication des
acteurs de différentes origines sociales et culturelles.
Nous sommes ici devant une pratique qui
transgresse les formes, de sorte qu'il ne soit pas possible de l’identifier
sous une seule forme ou un seul champ de fonctionnement particulier. Nous
sommes face ici à un domaine de la pratique sociale, qui peut refléter en
partie une relation dynamique entre la communauté et ses organisations de
valeur, religieuse soit-elle ou culturelle et économique. Tout comme il reflète
également des pans importants de la nature de sa relation avec le système de
gouvernance aussi ; par conséquent, ces observations peuvent sembler
essentielles pour comprendre la nature du mouvement soufi aujourd'hui, bien
entendu, dans la relation de la demande sociale, ce qui nous conduit vers la
responsabilité de la dynamique sous-jacente derrière les formes et apparences
associées à l'essor du soufisme (10).
L’hypothèse selon laquelle la demande sociale
de l'implication des ordres soufis dans l'équation et les calculs politiques de
l'Etat, intervient dans le contexte du renforcement de la gestion acceptable du
changement social et la réforme religieuse, sans que cela ne menace la
structure de l'Etat, ce qui a fait que les soufis ressemblent à un partenaire
privilégié de l’élite politique, partenaire dont on évite la concurrence avec
les forces institutionnelles de l'État, focalisant et gardant les soufis et
leurs zawiyas comme un médiateur social afin d’assurer la redistribution des
rôles par l’Etat plutôt que d'être des partis politiques rejoignant l’élite
dirigeante.
· Conclusion
A la lumière de ce qui précède il y a lieu de
conclure que le rôle du soufisme ne peut se limiter à l'approche fonctionnelle
et instrumentale pour faire face à l'islamisme politique, même si cette
hypothèse figure parmi les paris les plus importants du pouvoir politique. Bien
plus, il est également impératif de promouvoir et soutenir les soufis surtout
en tant qu'«alliés» idéologiques avant toute chose, bien loin de la
représentation politique, de sorte que ces zawiyas et ordres soufis puissent
s’atteler à leur rôle éducatif et religieux caractérisé par la spiritualité et
la tolérance dont nous avons besoin aujourd'hui. Car ils sont plus étroitement
liés à la terre, à la patrie et aux spécificités algériennes. Ils seront des
piliers de la sécurité stratégique algérienne menacée par des idées productrices
d'extrémisme et de terrorisme. Mais l’intérêt extrême de l’Etat pour les soufis
et leurs zawiyas que nous constatons aujourd'hui est motivé par l’accent mis
sur le danger de l’islamisme politique.
Bibliographie:
(1) Le terme «al zawiya» est
utilisé comme synonyme des écoles religieuses soufies établies autour du statut
de wali (tuteur), ou pieux. L’ordre soufi emprunte son nom à celui qui l’a
fondé.
(2) Shanvi Ahmad, La renaissance
du soufisme islamique, Revue de l'héritage des sciences sociales et
religieuses, N°135-2006, p.21.
(3) George Goff, citation de
Lamine Chique, Algérie, parraine le soufisme dans la lutte contre l'extrémisme,
Reuters UK 8 juillet 2009.
(4) Majid Makidi, L'argent, la
politique et l’abus de droit, Al-Watan - 9 mars 2009.
(5) La Connaissance, la politique
et la religion dans l'Algérie contemporaine, études comparatives sur la société
et l'Histoire, 2007, p.
(6) Suzy Andizian, Expériences
religieuses en Algérie contemporaine, les adeptes des walis (tuteurs) dans la
région de Tlemcen, Paris, édition 2001 CNRS.
(7) Appel de l'Association
nationale des zawiyas algériennes lors de la tenue de sa deuxième réunion en
2002 à la création de « la Corporation supérieure » de la Fatwa qui doit être soumise
à la surveillance de la présidence de la République.
(8) http://www.elwatan.com/Association-des-zaouias-d-Algerie
(9) John Searle, La
construction de la réalité sociale, de la nature à la culture. Traduction
de Hassana Abdasameea, House Books Presse ans Editions, i 9, Koweït 2014, p
136.
[10] Ibid., P. 195