Contestation.Quand le désespoir se radicalise au Liban
Trois mois après le début de la contestation, Beyrouth a connu, le 18 et 19
janvier, une éruption de violences qui a fait plus de 500 blessés. Un
tournant, estime L’Orient-Le Jour, qui requiert des organisations
représentant la société civile un plan de sortie de crise.
Certains
ont posé, ce week-end, la question d’une infiltration, voire d’une
instrumentalisation ou d’un détournement du mouvement de protestation populaire
au Liban. Samedi 18 janvier, au premier jour du quatrième mois de révolte,
la mobilisation avait commencé de manière pacifique avec des marches
convergeant vers le Parlement. C’est là, en milieu d’après-midi, que le grand
dérapage a commencé. Des manifestants ont jeté des projectiles sur les forces
de l’ordre, qui ont dégainé tout l’arsenal répressif à disposition :
canons à eau, gaz lacrymogène et balles en caoutchouc. Au bout de cette nuit de
colère, l’on déplorait des centaines de blessés, dont certains graves.
Mais
est-il primordial, finalement, de savoir qui sont ceux qui ont jeté la première
pierre ? Des infiltrés, des affamés, des désespérés, des radicalisés ?
L’essentiel, aujourd’hui, est peut-être ailleurs.
Le
19 janvier, dans le centre-ville de Beyrouth, la grande majorité des
manifestants ne s’est pas engagée dans des actes violents et ne soutient pas
une stratégie d’escalade. Il n’en demeure pas moins que quelque chose a changé.
Car aujourd’hui, quatre-vingt-dix jours après le début du mouvement, nombreux
sont les manifestants qui disent comprendre, même s’ils n’y adhèrent pas, la
radicalisation. Cette “compréhension” n’était pas nécessairement d’actualité il
y a un mois.
Marchandages politiques dignes d’un souk
La
violence qui s’exprime, ces derniers jours, dans le cadre du mouvement de
protestation, est le reflet d’une violence bien plus large subie par les
Libanais. Violence économique, alors que la crise touche de plein fouet tant de
Libanais, qui ont vu leur salaire amputé, quand ils n’ont pas purement et
simplement perdu leur emploi. Violence de l’inflation, qui monte autant que la
valeur de la monnaie nationale dégringole. Violence des restrictions bancaires
qui contraignent les déposants à mendier un accès, limité, à leurs économies,
fruit d’une vie de travail et presque seule ressource de survie dans un pays
dépourvu de filet social digne de ce nom.
Violence,
enfin, exercée par une classe politique qui reste éhontément sourde aux
revendications et tourments du peuple. Pire encore, violence de ces politiques,
impudents chiffonniers, qui continuent, sans même se cacher, leurs marchandages
dignes d’un souk pour s’octroyer une plus grosse part d’un gâteau pourtant de
plus en plus maigre et indigeste, au lieu d’avancer ne serait-ce qu’un début de
plan pour sortir de la crise.
Des
semaines durant, les Libanais ont répondu à cette violence multiforme par des
manifestations pacifiques, avec une créativité, un courage et un
humour remarquables.
Colère
et frustration
“Désormais, deux types de personnes
manifestent : celles qui ont encore espoir de changer le pays, et celles
qui n’ont plus rien à perdre”, nous disait une manifestante ce
week-end. Si ce sont ces derniers qui sont destinés à faire pencher la balance
du mouvement, alors oui, les terribles images de ce week-end sont appelées à
se répéter.
La
radicalisation violente du mouvement est-elle le meilleur sinon, désormais,
le seul moyen d’obtenir un
changement ? Probablement pas. Mais pour que le mouvement reste pacifique, il
faut que la colère et la frustration soient canalisées à travers de nouvelles
stratégies de protestation, plus ciblées et plus efficaces, et que de nouveaux
moyens de pression soient déterminés.
Ce
n’est pas à la rue, qui a fait son boulot en se mobilisant depuis trois mois,
qu’il faut demander de définir la forme, les formes, de cette nouvelle étape du
mouvement aux portes de laquelle nous sommes. Aujourd’hui, il est urgent,
indispensable, que les organisations, mouvements et partis issus de la société
civile, ou proches d’elle, et synchrones avec les revendications du peuple, assument
enfin le rôle qu’ils devraient jouer. Le temps des débats sous les tentes –
formidables initiatives certes – est passé. Aujourd’hui, il s’agit de faire de
la politique ; de s’engager ; de monter une ou des coalitions ; de produire un
programme, des plans de sortie de crise, afin de mettre la pression sur ceux
qui, aux commandes, ne produisent rien. De montrer qu’une alternative, du moins
une force d’opposition, existe.
En
un mot, il est urgent, pour ces organisations et partis, de ne plus se limiter
à une activité relevant de l’associatif, mais de faire de la politique dans
tout ce qu’elle a de plus noble.