Fer de lance d'une insurrection sanglante contre l'invasion américaine en 2003, les chefs sunnites irakiens s'inquiètent aujourd'hui du possible retrait d'Irak des troupes américaines, perçues comme un contrepoids à l'influence grandissante de l'Iran.
Ces dernières semaines, les tensions entre Washington et Téhéran se sont cristallisées sur le sol irakien après la mort dans un raid américain à Bagdad du puissant général iranien Qassem Soleimani et une riposte iranienne qui a visé deux bases militaires abritant des soldats américains en Irak.
Furieux, le Parlement irakien a voté le 5 janvier l'expulsion des troupes étrangères, dont 5.200 soldats américains déployés auprès des forces locales.
Les députés kurdes et la plupart des sunnites ont boycotté la séance malgré des menaces et accusations de "traîtrise" de la part des factions chiites.
Avant le vote, le président du Parlement Mohamed Halboussi, un sunnite d'Anbar (ouest), a tenu un discours enflammé devant les députés, les appelant à changer d'avis sur le sujet.
"La décision que nous prenons, nous ne pourrons peut-être plus la changer d'ici une heure", a-t-il averti, s'adressant à l'Assemblée à majorité chiite.
"Les Etats-Unis ne me préoccupent pas. L'Iran ne me préoccupe pas. Rien ne me préoccupe autant que l'Irak", avait-il déclaré.
L'Iran, pays à majorité chiite comme son voisin irakien, entretient des liens étroits avec l'élite dirigeante irakienne depuis plusieurs décennies.
- Une présence "tampon" -
Aujourd'hui, la République islamique exerce une influence grandissante sur la scène irakienne grâce au Hachd al-Chaabi, une coalition de paramilitaires irakiens dominée par des forces pro-Iran. Intégré aux forces régulières irakiennes, le Hachd est fortement représenté au Parlement.
Cette influence croissante s'est faite aux dépens des Etats-Unis, qui ont envahi l'Irak en 2003, renversant le régime sunnite du dictateur Saddam Hussein.
L'invasion avait d'abord déclenché une rébellion sanglante des milices sunnites contre les forces américaines, avant d'engendrer un conflit interconfessionnel généralisé.
Gênés par la percée iranienne dans leur pays, les sunnites militent désormais prudemment en faveur de la présence des troupes américaines.
Ahmed Djarba, un parlementaire sunnite de Ninive (nord) a exprimé sa crainte que le retrait américain ne renforce le rôle de Téhéran.
"Après le vote, nos voisins deviendront-ils nos amis plutôt que nos dirigeants?", s'est-il interrogé devant le Parlement en demandant au gouvernement de contenir les factions chiites qui tentent de "transformer les provinces sunnites en arènes".
Ces régions ont été ravagées par les combats contre le groupe jihadiste Etat islamique (EI) qui avait pris le contrôle sur un tiers du territoire irakien en 2014.
Pour vaincre l'EI, le gouvernement irakien s'est allié avec le Hachd et une coalition internationale menée par Washington.
Des milliers de soldats de la coalition sont encore déployés dans une demi-douzaine de bases irakiennes situées dans des zones sunnites ou kurdes où le Hachd tente d'y renforcer sa présence, ce qui exaspère les habitants sunnites.
Pour un officier américain en Irak, qui a requis l'anonymat, la présence des troupes américaines dans ces régions est une "présence tampon".
"Moins nous sommes nombreux, plus les différents acteurs sécuritaires rechercheront (à défendre) leur propre intérêt. Les chiites, les sunnites, les yazidis et d'autres tribus (...) se défendront face à la moindre menace perçue", a indiqué le militaire américain à l'AFP.
- Escalade des tensions -
La possibilité d'un retrait américain intervient alors que, depuis octobre, les régions irakiennes à majorité chiites sont secouées par des manifestations antirégime critiques de l'Iran.
Les régions sunnites sont restées en marge du mouvement, craignant que leur mobilisation ne soit jugée sectaire et durement réprimée. Discrètes, elles suivent toutefois avec attention l'escalade entre Téhéran et Washington.
Lors du "réveil sunnite" en 2006, des cheikhs de tribus sunnites se sont ralliés aux Etats-Unis pour combattre Al-Qaïda. Plusieurs d'entre eux ont raconté à l'AFP avoir récemment reçu des menaces de la part de factions armées chiites.
"Ils nous ont mis en garde contre une nouvelle alliance avec l'occupant" américain, a indiqué l'un d'eux, sous couvert d'anonymat.
"Pour les sunnites, les kurdes et d'autres minorités, l'Amérique crée un équilibre avec le gouvernement contrôlé par les chiites", explique l'expert irakien Hicham al-Hachemi.
Si le gouvernement irakien impose le retrait des troupes américaines, les sunnites pourraient chercher à former une région autonome, sur le modèle du Kurdistan (nord), prévoient les analystes.
"Il y a une nette crainte parmi les sunnites de ce qui pourrait arriver, ce qui les a incités à penser à leur autonomie afin de pouvoir protéger leurs régions", selon Ayad al-Tufan, analyste indépendant et ancien officier de l'armée.