Publié par CEMO Centre - Paris
ad a b
ad ad ad

L’Etat des Derviches somaliens… les guerres du « fou » sous l’étendard soufi

vendredi 07/septembre/2018 - 11:14
La Reference
طباعة

Enquêtes

 

L’Etat des Derviches somaliens… les guerres du « fou » sous l’étendard soufi

 

Mohammad ad-Dabouli

 

Certains seront peut-être choqués d’apprendre qu’il y a des soufis qui ne sont pas pacifiques et paisibles, contrairement à ce que font croire leurs confréries, ou qui n’ont pas renoncé à la vie de ce monde ni à ses honneurs. Ainsi, en examinant de près le soufisme dans la plupart des pays du monde, on peut trouver des dizaines d’exemples qui montrent l’intérêt du soufi pour l’action politique, voire son empressement à porter les armes si la situation l’exige.

 

L’Etat des derviches somaliens

L’impression dominante chez les gens d’un enracinement profond des soufis dans l’ascétisme et le renoncement aux plaisirs du monde, ainsi que dans le refus des honneurs et de la politique et de ses manigances peut se justifier par l’entrée des confréries soufies dans une étape de latence politique imposée par les événements. Cependant, les évolutions et changements des dix dernières années visant à réaliser une instrumentalisation politique totale du soufisme poussent à examiner de près l’héritage politique de ce dernier.

Ainsi, en Somalie, par exemple, l’appel aux confréries soufies (Jama’a Islamiya) pour affronter l’extension du Mouvement des Chabab Mudjahidines a incité à examiner l’héritage politique du soufisme somalien qui a combattu avec succès l’occupation britannique au début du vingtième siècle, et est parvenu à fonder l’Etat des Derviches qui a défié les Britanniques pendant deux décennies.

 

Mainmise sur l’empire égyptien

Mohammad Ali et ses successeurs, en particulier le khédive Ismaïl, est parvenu à fonder un empire immense s’étendant sur toute la côte ouest de la Mer Rouge, et comprenant le Soudan, l’Ouganda, l’Erythrée, la Somalie et certaines parties de l’Ethiopie.

Mais cet empire ne tarda pas à s’effondrer, laissant derrière lui un ensemble de régions dont les puissances coloniales occidentales s’emparèrent rapidement. C’est ainsi que l’Italie mit la main sur l’Erythrée et des parties du sud et du centre de la Somalie, que la France occupa Djibouti. Quant à la Grande-Bretagne, elle se tailla la part du lion, en occupant l’Egypte, ainsi que le Soudan et le nord de la Somalie connu aujourd’hui sous le nom de « Somaliland ».

Cependant, la Grande-Bretagne, en ancrant sa présence en Somalie, dut faire face pendant près de deux décennies à des rébellions au nom du djihad sur le sentier de Dieu, dirigées par un jurisconsulte du nom de Mohammad Abdallah Hassan (1856-1920), que la Grande-Bretagne avait surnommé « le mollah fou », par admiration pour ses capacités politiques qui lui permirent de rassembler les tribus somaliennes, et pour ses compétences militaires face aux Anglais, puisqu’il fut toujours victorieux durant les centaines de combats et d’escarmouches qu’il mena contre eux en vingt ans.

 

L’héritage du « fou » dans la mémoire somalienne

La vie des héros fait toujours partie du patrimoine des peuples et des nations, et les mères sont soucieuses de la relater en permanence à leurs enfants pour qu’ils grandissent dans l’amour de la patrie, en prenant l’héroïsme de leurs ancêtres comme modèle. Et en Somalie, la vie du « mollah fou » est une source de fierté pour les Somaliens, et son prestige aux yeux du peuple somalien n’est pas moindre que celui de Omar al-Mukhtar chez les Libyens.

Le « Mollah fou » symbolise véritablement la nation somalienne unifiée, et au centre de la ville de Mogadiscio se dresse une stèle commémorative à la mémoire de Mohammad ibn Abdallah Hassan, bien que la région où il est né et a grandi soit sous souveraineté éthiopienne aujourd’hui. Il appartenait à la tribu des Bahgris, l’une des tribus de la région d’Ogaden en Somalie éthiopienne.

 

L’Etat islamique somalien

Mohammad ibn Abdallah Hassan est le premier à avoir demandé la création d’un Etat islamique à l’est de l’Afrique, après l’abolition du califat ottoman, et cela pour faire face au colonialisme et au prosélytisme (chrétien) dans ces régions à l’époque.

Son activité politique commença à son retour d’un pèlerinage qui eut un impact considérable sur sa formation idéologique et politique. En effet, il fit connaissance à La Mecque avec le fondateur de la confrérie soufie Salihiya, Cheikh Saleh as-Soudani, dont il fut le disciple.

Dès son retour au port somalien de Berbera, il oeuvra à la diffusion de la confrérie Salihiya dans le Sahel somalien, en invitant au djihad contre le colonialisme britannique, et à la fondation d’un Etat islamique en Somalie. Et mettant à exécution ses idées, il se lança dans une grande opération pour rassembler et unir les tribus somaliennes, et incita nombre de rois de Somalie au djihad.

Ce qui est intéressant ici, c’est de mettre en évidence les intentions politiques des confréries soufies, en constatant que la volonté de créer un Etat islamique n’est pas le monopole des courants islamistes salafis, et que les confréries soufies ont également cet objectif.

La révolution somalienne contre le Grande-Bretagne commença en 1897, alors que des accrochages eurent lieu entre les musulmans et les missionnaires suite au meurtre par ces derniers d’un muezzin dans la ville de Berbera, ce qui provoqua la colère des musulmans de Somalie, qui demandèrent à nouveau l’expulsion des missionnaires.

C’est alors que le Mollah mobilisa les Somaliens contre les Britanniques qui, comme à leur habitude en tant que colonisateurs, rallièrent les Ethiopiens contre la révolution, et en 1899, ces derniers lancèrent une attaque contre la ville de Jakjaka, dans l’Ogaden (appartenant aujourd’hui à l’Ethiopie et qui connaît des problèmes sécuritaires importants), mais les forces de la révolution somalienne réussirent à repousser l’attaque.

Mohammad Abdallah Hassan réussit à utiliser les sentiments islamiques des musulmans de Somalie et à les encadrer politiquement et religieusement, et il parvint à fonder son Etat, « l’Etat des Derviches » qui inclut les régions de la Somalie britannique (Somaliland) et la région d’Ogaden, ce qui conduisit au retrait de la Grande-Bretagne des régions intérieures de Somalie, en se contentant de ses positions sur la côte, en particulier le port de Berbera.

 

Raids aériens pour faire taire le « fou »

Toutes les tentatives britanniques entreprises de 1900 à 1920 pour liquider la révolution du mollah fou et son Etat échouèrent, et la plupart des affrontements militaires se conclurent par la victoire de l’Etat des Derviches, ce qui conduisit au retrait des Britanniques du cœur de la Somalie et à leur repli sur leurs positions côtières. De même échouèrent toutes les ententes entre la Grande-Bretagne et les autres puissances coloniales comme la France et l’Italie pour mettre fin à l’influence de l’Etat des Derviches qui resta, avec sa capitale Taleh, capable de repousser les attaques britanniques répétées jusqu’en 1920.

Les succès du mollah fou face aux Britanniques en Somalie conduisirent ces derniers, préoccupés par leurs défaites successives, à une mobilisation politique. C’est ainsi qu’ils constituèrent en 1914 une unité spéciale d’élite au sein de l’armée britannique sous le nom de « Somaliland Camel Corps » pour affronter l’Etat des Derviches, avec la formation au sein de la Royal Air Force d’un escadron complet de bombardiers Airco DH.9A sous le nom de « Z-FORCE », et l’affectation du premier porte-avions britannique HMS Ark Royal à cette mission.

Pour la première fois dans l’histoire de l’Afrique, les raids aériens furent utilisés pour réprimer des rébellions et des soulèvements contre l’occupant, ce qui prouve l’importance de la révolution des Derviches dirigée par Mohammad ibn Abdallah Hassan et son succès dans la fondation d’un Etat islamique, et dans les défaites infligées au colonisateur pendant deux décennies.

La Grande-Bretagne adopta la tactique de la guerre éclair en combinant les attaques terrestres contre les bastions des Derviches en Somalie avec les raids aériens intensifs, ce qui conduisit au bout de trois semaines seulement à faire perdre à l’Etat des Derviches son équilibre tactique, et à l’obliger à se replier au cœur de la région d’Ogaden. Le succès de la tactique de la guerre éclair en Somalie poussa les Britanniques à l’employer dans les autres régions en rébellion contre leur occupation, comme cela arriva durant la révolution irakienne (1920-1921).

Fin de la révolution

Des versions contradictoires ont circulé sur la fin de Mohammad ibn Abdallah Hassan, certains affirmant qu’il était mort dans des raids aériens, d’autres pensant qu’il avait été atteint d’une maladie contagieuse provoquée par l’occupant britannique dans sa guerre biologique contre la révolution. Quoi qu’il en soit, il faut dire que la mort du « mollah fou » Mohammad ibn Abdallah Hassan marqua la fin de la révolution somalienne et la chute de l’Etat des Derviches qui est le premier Etat soufi islamiste de l’époque moderne.

Finalement, l’expérience soufie somalienne nous montre que les confréries soufies ont également des orientations et des buts politiques, comme la création d’un Etat appliquant la loi islamique, ce qui réfute les allégations selon lesquelles le soufi n’aurait pas d’objectifs politiques. Quant à la situation du soufisme que nous constatons aujourd’hui, elle manifeste simplement la phase de latence politique que traversent les confréries, et il est certain que dans l’avenir, le soufisme sortira de cet état pour retourner sur la scène politique, avec toutes les répercussions que cela pourrait avoir sur l’avenir de l’Etat et des régimes politiques dans les pays musulmans, mais aussi dans le reste du monde.

 

 

 

"