L’Etat des Derviches somaliens… les guerres du « fou » sous l’étendard soufi
Enquêtes
L’Etat des Derviches somaliens… les
guerres du « fou » sous l’étendard soufi
Mohammad ad-Dabouli
Certains seront peut-être choqués
d’apprendre qu’il y a des soufis qui ne sont pas pacifiques et paisibles,
contrairement à ce que font croire leurs confréries, ou qui n’ont pas renoncé
à la vie de ce monde ni à ses honneurs. Ainsi, en examinant de près le
soufisme dans la plupart des pays du monde, on peut trouver des dizaines
d’exemples qui montrent l’intérêt du soufi pour l’action politique, voire son
empressement à porter les armes si la situation l’exige. L’Etat des derviches somaliens L’impression dominante chez les gens d’un
enracinement profond des soufis dans l’ascétisme et le renoncement aux
plaisirs du monde, ainsi que dans le refus des honneurs et de la politique et
de ses manigances peut se justifier par l’entrée des confréries soufies dans
une étape de latence politique imposée par les événements. Cependant, les
évolutions et changements des dix dernières années visant à réaliser une
instrumentalisation politique totale du soufisme poussent à examiner de près
l’héritage politique de ce dernier. Ainsi, en Somalie, par exemple, l’appel aux
confréries soufies (Jama’a Islamiya) pour affronter l’extension du Mouvement
des Chabab Mudjahidines a incité à examiner l’héritage politique du soufisme
somalien qui a combattu avec succès l’occupation britannique au début du
vingtième siècle, et est parvenu à fonder l’Etat des Derviches qui a défié
les Britanniques pendant deux décennies. Mainmise sur l’empire égyptien Mohammad Ali et ses successeurs, en
particulier le khédive Ismaïl, est parvenu à fonder un empire immense
s’étendant sur toute la côte ouest de la Mer Rouge, et comprenant le Soudan,
l’Ouganda, l’Erythrée, la Somalie et certaines parties de l’Ethiopie. Mais cet empire ne tarda pas à s’effondrer,
laissant derrière lui un ensemble de régions dont les puissances coloniales
occidentales s’emparèrent rapidement. C’est ainsi que l’Italie mit la main
sur l’Erythrée et des parties du sud et du centre de la Somalie, que la
France occupa Djibouti. Quant à la Grande-Bretagne, elle se tailla la part du
lion, en occupant l’Egypte, ainsi que le Soudan et le nord de la Somalie
connu aujourd’hui sous le nom de « Somaliland ». Cependant, la Grande-Bretagne, en ancrant
sa présence en Somalie, dut faire face pendant près de deux décennies à des
rébellions au nom du djihad sur le sentier de Dieu, dirigées par un
jurisconsulte du nom de Mohammad Abdallah Hassan (1856-1920), que la
Grande-Bretagne avait surnommé « le mollah fou », par admiration
pour ses capacités politiques qui lui permirent de rassembler les tribus
somaliennes, et pour ses compétences militaires face aux Anglais, puisqu’il
fut toujours victorieux durant les centaines de combats et d’escarmouches
qu’il mena contre eux en vingt ans. L’héritage du « fou » dans
la mémoire somalienne La vie des héros fait toujours partie du
patrimoine des peuples et des nations, et les mères sont soucieuses de la
relater en permanence à leurs enfants pour qu’ils grandissent dans l’amour de
la patrie, en prenant l’héroïsme de leurs ancêtres comme modèle. Et en
Somalie, la vie du « mollah fou » est une source de fierté pour les
Somaliens, et son prestige aux yeux du peuple somalien n’est pas moindre que
celui de Omar al-Mukhtar chez les Libyens. Le « Mollah fou » symbolise
véritablement la nation somalienne unifiée, et au centre de la ville de
Mogadiscio se dresse une stèle commémorative à la mémoire de Mohammad ibn
Abdallah Hassan, bien que la région où il est né et a grandi soit sous
souveraineté éthiopienne aujourd’hui. Il appartenait à la tribu des Bahgris,
l’une des tribus de la région d’Ogaden en Somalie éthiopienne. L’Etat islamique somalien Mohammad ibn Abdallah Hassan est le premier
à avoir demandé la création d’un Etat islamique à l’est de l’Afrique, après
l’abolition du califat ottoman, et cela pour faire face au colonialisme et au
prosélytisme (chrétien) dans ces régions à l’époque. Son activité politique commença à son
retour d’un pèlerinage qui eut un impact considérable sur sa formation
idéologique et politique. En effet, il fit connaissance à La Mecque avec le
fondateur de la confrérie soufie Salihiya, Cheikh Saleh as-Soudani, dont il
fut le disciple. Dès son retour au port somalien de Berbera,
il oeuvra à la diffusion de la confrérie Salihiya dans le Sahel somalien, en
invitant au djihad contre le colonialisme britannique, et à la fondation d’un
Etat islamique en Somalie. Et mettant à exécution ses idées, il se lança dans
une grande opération pour rassembler et unir les tribus somaliennes, et
incita nombre de rois de Somalie au djihad. Ce qui est intéressant ici, c’est de mettre
en évidence les intentions politiques des confréries soufies, en constatant
que la volonté de créer un Etat islamique n’est pas le monopole des courants
islamistes salafis, et que les confréries soufies ont également cet objectif. La révolution somalienne contre le
Grande-Bretagne commença en 1897, alors que des accrochages eurent lieu entre
les musulmans et les missionnaires suite au meurtre par ces derniers d’un
muezzin dans la ville de Berbera, ce qui provoqua la colère des musulmans de
Somalie, qui demandèrent à nouveau l’expulsion des missionnaires. C’est alors que le Mollah mobilisa les
Somaliens contre les Britanniques qui, comme à leur habitude en tant que
colonisateurs, rallièrent les Ethiopiens contre la révolution, et en 1899,
ces derniers lancèrent une attaque contre la ville de Jakjaka, dans l’Ogaden
(appartenant aujourd’hui à l’Ethiopie et qui connaît des problèmes
sécuritaires importants), mais les forces de la révolution somalienne
réussirent à repousser l’attaque. Mohammad Abdallah Hassan réussit à utiliser
les sentiments islamiques des musulmans de Somalie et à les encadrer
politiquement et religieusement, et il parvint à fonder son Etat,
« l’Etat des Derviches » qui inclut les régions de la Somalie britannique
(Somaliland) et la région d’Ogaden, ce qui conduisit au retrait de la
Grande-Bretagne des régions intérieures de Somalie, en se contentant de ses
positions sur la côte, en particulier le port de Berbera. Raids aériens pour faire taire le
« fou » Toutes les tentatives britanniques
entreprises de 1900 à 1920 pour liquider la révolution du mollah fou et son
Etat échouèrent, et la plupart des affrontements militaires se conclurent par
la victoire de l’Etat des Derviches, ce qui conduisit au retrait des Britanniques
du cœur de la Somalie et à leur repli sur leurs positions côtières. De même
échouèrent toutes les ententes entre la Grande-Bretagne et les autres
puissances coloniales comme la France et l’Italie pour mettre fin à
l’influence de l’Etat des Derviches qui resta, avec sa capitale Taleh,
capable de repousser les attaques britanniques répétées jusqu’en 1920. Les succès du mollah fou face aux
Britanniques en Somalie conduisirent ces derniers, préoccupés par leurs
défaites successives, à une mobilisation politique. C’est ainsi qu’ils
constituèrent en 1914 une unité spéciale d’élite au sein de l’armée
britannique sous le nom de « Somaliland Camel Corps » pour
affronter l’Etat des Derviches, avec la formation au sein de la Royal Air
Force d’un escadron complet de bombardiers Airco DH.9A sous le nom de
« Z-FORCE », et l’affectation du premier porte-avions britannique
HMS Ark Royal à cette mission. Pour la première fois dans l’histoire de
l’Afrique, les raids aériens furent utilisés pour réprimer des rébellions et
des soulèvements contre l’occupant, ce qui prouve l’importance de la
révolution des Derviches dirigée par Mohammad ibn Abdallah Hassan et son
succès dans la fondation d’un Etat islamique, et dans les défaites infligées
au colonisateur pendant deux décennies. La Grande-Bretagne adopta la tactique de la
guerre éclair en combinant les attaques terrestres contre les bastions des
Derviches en Somalie avec les raids aériens intensifs, ce qui conduisit au
bout de trois semaines seulement à faire perdre à l’Etat des Derviches son
équilibre tactique, et à l’obliger à se replier au cœur de la région
d’Ogaden. Le succès de la tactique de la guerre éclair en Somalie poussa les
Britanniques à l’employer dans les autres régions en rébellion contre leur
occupation, comme cela arriva durant la révolution irakienne (1920-1921). Fin de la révolution Des versions contradictoires ont circulé
sur la fin de Mohammad ibn Abdallah Hassan, certains affirmant qu’il était
mort dans des raids aériens, d’autres pensant qu’il avait été atteint d’une
maladie contagieuse provoquée par l’occupant britannique dans sa guerre
biologique contre la révolution. Quoi qu’il en soit, il faut dire que la mort
du « mollah fou » Mohammad ibn Abdallah Hassan marqua la fin de la
révolution somalienne et la chute de l’Etat des Derviches qui est le premier
Etat soufi islamiste de l’époque moderne. Finalement, l’expérience soufie somalienne
nous montre que les confréries soufies ont également des orientations et des
buts politiques, comme la création d’un Etat appliquant la loi islamique, ce
qui réfute les allégations selon lesquelles le soufi n’aurait pas d’objectifs
politiques. Quant à la situation du soufisme que nous constatons aujourd’hui,
elle manifeste simplement la phase de latence politique que traversent
les confréries, et il est certain que dans l’avenir, le soufisme sortira de
cet état pour retourner sur la scène politique, avec toutes les répercussions
que cela pourrait avoir sur l’avenir de l’Etat et des régimes politiques dans
les pays musulmans, mais aussi dans le reste du monde. |