Le principe de l’intervention dans les affaires internes des pays à la lumière de la Charte des Nations unies (1-2)
Introduction
Parmi les phénomènes modernes dont est témoin la scène internationale figure l’augmentation du degré d’intervention des pays, en particulier les plus grands, dans les affaires internes des autres pays, et cela pour des raisons stratégiques ou économiques, en particulier dans les zones où les recherches récentes ont montré l’existence de gaz ou de pétrole sur une vaste échelle comme la région du Golfe et celle de la Méditerranée orientale ou occidentale. Certains de ces pays arguent du fait qu’ils n’enfreignent pas le principe des relations internationales de la non-ingérence dans les affaires internes des autres pays, qui est clairement affirmé dans l’article 2 du paragraphe 7 de la Charge des Nations unies, mais qu’ils interviennent pour rétablir la stabilité ou calmer la situation, ou pour des raisons humanitaires de façon à sauver des installations civiles ou les civils, ou encore pour répondre à la demande officielle des gouvernements en place et qui sont en général en conflit interne avec des organisations ou d’autres partis, ou inféodés à d’autres pays.
Peut-être l’intervention la plus récente à cet égard, et la plus grave, et qui s’oppose totalement aux règles légales internationales est-elle l’intervention turque dans les affaires libyennes, qui a abouti à la signature d’un accord entre le gouvernement turc et le gouvernement de Fayez al-Sarraj relatif à la délimitation des frontières maritimes, malgré l’inexistence de frontières entre les deux pays.
Par cet acte, la Turquie enfreint le droit international et commet une ingérence flagrante dans les affaires internes libyennes, l’accord prévoyant de fournir à al-Sarraj l’équipement militaire, les soldats, les officiers et les experts, ce qui a fait l’objet d’une condamnation quasi-unanime de la communauté internationale, du fait de la menace que cela représente pour la sécurité en Méditerranée, d’une part, et de la complication que cela entraîne pour la crise libyenne, d’autre part, outre le fait que cela représente une menace claire visant l’exploitation des richesses naturelles en Méditerranée, qui s’oppose au droit international de la mer.
Dans cet article, le Dr. Mufid Chehab, professeur de droit international à l’Université du Caire et ex-ministre de l’Enseignement supérieur, présente une vision claire du principe de non-ingérence dans les affaires internes des autres pays, des points de vue théorique et pratique.
Le principe de non-ingérence dans les affaires internes des pays :
Les cas d’ingérences en particulier militaires de la part de nombre de grand pays, dans les conflits internes dans certains pays d’Amérique latine, d’Asie, d’Afrique et du Moyen-Orient, ont augmenté durant les vingt dernières années. Ces ingérences se font en prétendant œuvrer à mettre fin à ces conflits et à réaliser la sécurité et la stabilité, ou encore à fournir des aides humanitaires aux peuples de ces pays.
Or, le fait est que dans tous les cas d’ingérences qui ont eu lieu, la présence des grands pays et leur intervention dans les conflits n’ont abouti qu’à nuire à la souveraineté et à l’indépendance des pays où ils sont intervenus, et à davantage de victimes et de blessés, outre la destruction et l’affaiblissement de leurs économies. Cela est apparu clairement dans les cas de l’Afghanistan, de l’Irak, de la Libye, de la Syrie ou du Yémen ces dernières années, avec les dommages qu’ils ont subis suite à la présence de forces militaires étrangères sur leur territoire et leur participation à des opérations militaires.
La question qui se pose alors est : comment ces forces étrangères sont-elles ont-elles occupé le territoire d’autres pays ? En vertu de quelles décisions ? Et comment ont-elles participé aux combats… Ce qui les a prolongés, a étendu leur champ et diminué les chances de résolution, certains ayant même évolué au point de devenir des guerres civiles pouvant nuire à l’unité des territoires de certains pays victimes d’interventions !! On peut alors se demander quel a été le rôle des Nations unies et du Conseil de sécurité dans ces interventions qui ont eu lieu sans leur accord ? Et comment les autres pays ont pu accepter ces interventions contraires à la légalité internationale, et aux principes les plus importants du droit international, et à leur tête celui de non-ingérence dans les affaires internes des pays ?
Car on sait que l’article 2/7 de la Charte des Nations unies stipule qu’ « aucune disposition de la présente charte n’autorise les Nations unies à intervenir dans les affaires qui relèvent essentiellement de la compétence d’un Etat, ni n’oblige les membres à soumettre des affaires de ce genre à une procédure de règlement aux termes de la présente charte ».
Il apparaît ainsi que les prérogatives et pouvoirs des Nations unies sont limités par une contrainte : la non-intervention dans les affaires internes des pays membres. Et la base de l’existence de cette contrainte est que toute organisation internationale, oustructure fédérale ou semi-fédérale, exige nécessairement – selon les termes de G. Scelle – la répartition des prérogatives entre les Etats membres et l’autorité supérieure, même si cela doit conduire – selon nous – à ce que certaines affaires relèventde par leur nature de la compétence interne d’un pays donné, car les organisations internationales sont capables de traiter tous les cas ».
En se référant aux travaux préparatoires de l’article 2/7, il apparaît qu’il a été rédigé suite aux suggestions de la conférence de Dumbarton Oaks (octobre 1944), comme simple contrainte aux dispositions relatives aux méthodes de résolution des conflits internationaux de manière pacifique. Cependant, il a décidé lors de la conférence de San Francisco (juin 1945) – sur la base de la suggestion des pays ayant invité à la conférence – de le transférer du chapitre six relatif aux moyens de résolution pacifique des conflits, à l’article 2 relatif aux principes de l’organisation internationale, dans le but d’insister sur le fait qu’il représente un principe général qui régit l’activité des Nations unies dans les divers domaines politiques, économiques et sociaux, et non pas seulement dans celui des conflits internationaux.
Malgré cela, des voix se sont élevées lors de la Conférence pour s’opposer à l’inclusion de l’idée dans la partie relative aux principes généraux de l’organisation, en considérant que cela conduirait nécessairement à l’affaiblissement du rôle de l’organisation internationale, et du système du droit international en général. Cette opinion s’est appuyée sur la disposition semblable qui était contenue dans l’article 15/8 du Parte de la Société des Nations, et qui ne limitait pas l’activité de la Société à ce point, en étant restreint au cas des différends soumis à l’Assemblée de la Société. L’article mentionné stipulait que « s’il était établi par l’Assemblée que le conflit entre deux parties était relatif à une question qui relevait, selon le droit international, de la compétence interne exclusive de l’une des deux parties, l’Assemblée n’avait pas le droit de présenter une quelconque recommandation sur la résolution de ce conflit » – et les Etats-Unis avaient été soucieux d’élaborer ce texte pour empêcher la Société de formuler des recommandations dans les conflits internationaux relatifs aux sujets de l’émigration et de la tarification douanière.
Et il ressort de la différence de formulation entre les expressions « les affaires qui relèvent essentiellement de la compétence d’un Etat » et « compétence interne exclusive » que, alors que le Pacte des Nations unies se contente d’affirmer qu’il suffit qu’unproblème donné relève dans son essence de la compétence interne d’un Etat donné pour interdire à l’organisation internationale de l’examiner, le Pacte de la Société des nations posait au contraire comme condition que ce problème relève exclusivement de la compétence interne.
Le principe de non-intervention est l’un des principes les plus importants de la Charte des Nations unies, mais malheureusement, il est celui qui a été le plus souvent violé. Car si l’une des principales spécificités de la souveraineté des Etats est l’interdiction de toute intervention dans leurs affaires internes, que cette intervention soit le fait d’un autre Etat ou d’une organisation internationale, l’application pratique de ce principe – comme des autres principes internationaux – pose de nombreux problèmes, et les Etats n’ont cessé de le violer, en arguant de raisons sans valeur et en brandissant des slogans idéalistes pour cacher des intérêts stratégiques. Ainsi, malgré le souci de ceux qui ont élaboré la Charte de San Francisco de faire preuve de clarté et de précision, les Etats les plus forts ont tout fait pour interpréter les principes du droit international et ses règles, dont le principe de non-intervention, dans un sens servant leurs intérêts nationaux et leurs grandes stratégies. Les exemples de cela sont nombreux, en particulier les diverses formes d’intervention des Etats-Unis dans le monde à l’occasion de crises ou de conflits ici ou là. Ce papier discutera le principe de non-intervention dans les affaires internes, à la lumière des aspects théoriques du principe, d’une part, et de la réalité internationale actuelle, d’autre part.
Le cadre théorique du principe :
Définition du principe
On peut définir l’intervention comme le fait pour un Etat ou une organisation internationale de s’immiscer dans les affaires d’un autre Etat, sans que cette immixtion n’ait une justification légale, et dans le but de contraindre cet Etat à faire ce que lui dicte l’Etat intervenant, avec ce que cela représente comme restrictions à sa liberté et atteinte à sa souveraineté et à son indépendance. Ce principe a été adopté par nombre de chartes internationales, dont celle des Nations unies dans l’article cité plus haut. Egalement, l’article huit de la Charte de la Ligue arabe, qui précise : « A condition que chaque Etat membre de la Ligue respecte le régime des autres Etats, et le considère comme un droit de ces Etats, en s’engageant à ne rien faire qui soit de nature à changer ce régime ». Quant à la Charte de l’Unité africaine, elle affirme clairement au paragraphe 2 de l’article 3 : « La non-intervention dans les affaires internes des Etats membres ».
La résolution de l’Assemblée générale (des Nations unies) numéro 2131 en date du 21/12/1965 a affirmé, sous le titre « déclaration de non-intervention dans les affaires internes des Etats et protection de leur indépendance et de leur souveraineté », l’interdiction de toutes formes d’intervention et l’obligation de s’abstenir de permettre, d’aider ou de financer toutes les activités armées et terroristes visant à changer le régime d’un autre Etat.
Et dans la déclaration des principes du droit international relatifsaux relations amicales et à la coopération entre les Etats, en vertu de la résolution de l’Assemblée générale numéro 2625 du 24 octobre 1970, on lit : « Outre le fait qu’aucun Etat ou groupe d’Etats n’a le droit d’intervention directe ou indirecte, pour quelque raison que ce soit, dans les affaires internes ou externes d’un autre Etat. Et en conséquence de cela, on considérera non pas seulement l’intervention armée mais aussi toutes formes d’intervention ou de menace dirigées contre ses composantes politiques, économiques ou culturelles, comme contraires au droit international ».
« C’est sur cette base aussi qu’a été fondé le verdict de la Cour pénale internationale dans l’affaire de Corfou en 1949, affirmant : « Le prétendu droit d’intervention se manifeste dans la politique de la force, une politique qui a couvert dans la passé les plus graves transgressions, et il n’est pas possible de lui trouver une place dans le droit international ».
Peut-être l’évolution la plus importante qu’a connue le principe est-elle la recommandation 103/36 du 9 juin 1981, qui a stipulé l’obligation pour les Etats de s’abstenir d’exploiter ou d’altérer les questions relatives aux droits de l’homme dans le but d’intervenir dans les affaires internes des autres pays.
C’est ainsi que l’importance du principe de non-intervention apparaît dans le fait qu’il exprime l’existence d’un système juridique international qui régit le comportement des unités politiques et comprend les moyens de coexistence entre elles, en garantissant leur égalité en matière de souveraineté et de liberté de choix des régimes politiques, économiques, sociaux et culturels qui s’accordent avec le désir de leurs peuples.
Dr Moufid Chehab
Professeur de droit international à l’Université du Caire