En Libye, un échec européen
Editorial du « Monde ». Un désastre géopolitique est en train d’ébranler
les marches méridionales de l’Europe sous le regard impuissant d’une communauté
internationale – et en particulier l’Union européenne – qui a lourdement
failli. Le théâtre libyen, déjà en proie à un chaos récurrent depuis 2011,
menace d’exploser en une conflagration régionale aux conséquences imprévisibles
pour l’aire méditerranéenne. Comme pour la crise syrienne, les fractures internes
du géant d’Afrique du Nord, grosso modo divisé entre deux pouvoirs régionaux
rivaux – Tripolitaine (ouest) contre Cyrénaïque (est) –, sont exploitées et
approfondies par des ingérences étrangères en pleine escalade.
L’un des protagonistes de cette
internationalisation du conflit libyen est la Turquie de Recep Tayyip Erdogan,
qui conjugue sa dérive autoritaire avec une tentation expansionniste en
Méditerranée orientale de plus en plus affirmée. Le chef d’Etat turc a multiplié
ces derniers jours les déclarations martiales sur la Libye, menaçant de
dépêcher des troupes à la rescousse du gouvernement d’accord national (GAN) de
Faïez Sarraj, basé à Tripoli. Déjà, des informations plausibles font état de
l’acheminement vers Tripoli de miliciens syriens proturcs, prélude à un
possible envoi de troupes d’Ankara en janvier.
La Turquie affirme qu’elle ne fait que
voler au secours d’un gouvernement reconnu par la communauté internationale,
mais livré à lui-même, face à l’assaut déclenché contre Tripoli par le maréchal
dissident Khalifa Haftar, l’« homme fort » de l’Est libyen, basé à
Benghazi. De fait, l’offre de services d’Erdogan aux autorités de Tripoli
répond au soutien militaire étranger massif dont bénéficie déjà Haftar.
Lucide
sur les responsabilités
Il faut sonner l’alarme face à cette
poudrière qu’est devenue la Libye. La spirale des ingérences étrangères menace
non seulement les équilibres maritimes en Méditerranée orientale, mais aussi la
stabilité de l’Afrique du Nord et du Sahel. Il faut être lucide sur les
responsabilités.
Celle du Conseil de sécurité des Nations
unies, en premier lieu. Faute d’unité, il n’a pas été en mesure d’adopter une
seule résolution appelant à l’arrêt de la bataille de Tripoli, lancée en avril,
et encore moins d’imposer l’application de la résolution de 2011 décrétant un
embargo sur les armes.
L’Europe a, elle aussi, étalé ses divisions
– notamment entre la France et l’Italie –, se privant de toute action
efficace. Si le volontarisme d’Emmanuel Macron a été un temps plutôt bienvenu,
il s’est accompagné d’un jeu trouble, voire opaque, de la France en faveur
d’Haftar, qui a grippé la médiation diplomatique. A Paris, le maréchal compte
en effet nombre de sympathisants pariant sur sa capacité présumée à stabiliser
la frontière méridionale de la Libye, à l’orée du Sahel. Haftar a interprété
cette bienveillance française comme un feu vert à son ambition de conquérir
Tripoli. Si un condominium turco-russe parvient à s’imposer en Libye, à
l’instar de ce qui s’est produit dans le nord de la Syrie, l’Europe, aux
premières loges, paiera le prix de son propre échec.