Rohingyas: Aung San Suu Kyi, en première ligne pour défendre la Birmanie, accusée de «génocide»
L’icône est définitivement tombée de son piédestal. Si la passivité d’Aung San Suu Kyi face à la situation des Rohingyas dans le pays qu’elle dirige, avait déjà fortement entaché l’image de l’ancienne prix Nobel de la paix, sa décision de défendre personnellement la Birmanie accusée de «génocide», a fini de doucher les derniers espoirs de ses anciens soutiens au sein de la communauté internationale.
Celle qui résista des années aux chefs militaires lors de la dictature birmane, est arrivée à la Cour internationale de justice (CIJ) ce mardi, pour défendre ses anciens ennemis, mis en cause pour des exactions commises à l’encontre de la minorité musulmane Rohingyas. Il s’ouvre devant l’organe judiciaire des Nations unies un bras de fer judiciaire opposant la Birmanie à la Gambie. Comme la CIJ doit être saisie par un pays, c’est ce petit pays d’Afrique de l’Ouest, à majorité musulmane, qui a porté le flambeau et lancé la procédure en novembre.
Rien de bien étonnant quand on sait que son ministre de la justice, Abubacarr Tambadou, fut avocat au tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR).
La «Lady» en première ligne
La Gambie, qui s’est assuré du soutien des 57 membres de l’Organisation de la coopération islamique, accuse la Birmanie d’avoir violé la convention sur le génocide de 1948, en raison «d’actes adoptés, accomplis ou tolérés par le Gouvernement du Myanmar à l’encontre de membres du groupe des Rohingyas ».
Depuis août 2017, environ 740.000 Rohingyas se sont réfugiés au Bangladesh fuyant l’opération de répression sanglante, orchestrée par l’armée birmane. Dans un pays dont la population est à 90% bouddhiste, les Rohingyas, musulmans sunnites, sont devenus apatrides depuis une loi de 1982 instaurée par la dictature militaire. Les flambées de violences dans l’État du Rakhine atteignent leur paroxysme en 2017 quand l’armée se sert de l’attaque d’un poste-frontière par des rebelles, pour entamer ce que l’ONU qualifiera de «nettoyage ethnique». Une mission onusienne a alerté en septembre dernier, affirmant que 600.000 Rohingyas vivaient toujours sous la menace «d’actes génocidaires».
Ces trois jours d’audiences, du 10 au 12 décembre, serviront donc de premier examen des opérations de nettoyage ethnique, de viols et de campagne de meurtres menés par des militaires et des forces de sécurité civiles. C’est pour défendre son pays lors de l’ouverture de ce procès, qu’Aung San Suu Kyi a fait le déplacement. Une démarche peu habituelle: il est en effet d’usage que les débats devant la CIJ soient l’apanage d’experts, de juristes ou des ministres de la justice. La ministre des affaires étrangères et Conseillère d’État - équivalent de cheffe du gouvernement birman - assurera toutefois la défense, en personne.
«Elle n’est pas obligée d’y aller, c’est même rare, assure David Camroux, chercheur au CERI et maître de conférences à Sciences Po. Pour moi elle a un objectif en tête: sa réélection lors des élections en 2020». À la tête du gouvernement civil depuis 2016 - suite aux élections législatives d’octobre 2015 où son parti remporte 86% des sièges au parlement - Aung San Suu Kyi dirige un pays au système hybride où l’armée conserve 25% des sièges au parlement et des postes clés comme le ministère de la défense et celui de frontières. Et ce, malgré une transition démocratique entamée en 2011.
Une icône déchue
«Elle a quelques soucis à se faire concernant sa réélection, analyse David Camroux. Elle a déçu les minorités ethniques nationales, qui ont la nationalité birmane contrairement aux Rohingyas. Il lui reste quoi? Sa base électorale, soit les Bama qui représentent 70% de la population. Mais elle doit faire face à la rude concurrence des militaires qui affirment être les vrais garants de l’unité nationale. En se montrant à la Haye, elle veut prouver que c’est elle qui remplit ce rôle. Je pense que c’est un calcul de politique intérieure». Quitte à écorner un peu plus son image d’icône de la démocratie auprès de la communauté internationale. Fille du général Aung San, père de l’indépendance, assassiné en 1948, visage de l’opposition à la junte militaire, pacifique et condamnée à de la résidence surveillée de nombreuses années, la «Lady» était devenue un véritable mythe en Occident.
Plus dure est donc la chute pour l’icône. Ses anciens admirateurs peinent à comprendre comment la «Dame de Rangoun» a pactisé avec les militaires, ses ennemis de toujours. «C’est vrai qu’il n’y avait pas meilleur symbole démocratique que cette femme pacifique. Mais notre problème, en Occident, c’est que nous l’avons hissé sur un piédestal en oubliant que c’était une politicienne», argue le chercheur. En 2012, alors qu’elle entamait son premier mandat de député, elle n’avait d’ailleurs pas manqué de rappeler qu’elle était une «politicienne»: «Je ne suis pas Margaret Thatcher, mais je ne suis pas non plus Mère Teresa», avait-elle affirmé à la BBC. Depuis, son inaction face aux exactions commises contre les Rohingyas, son soutien à l’armée, ont profondément nui à son image auprès de ses anciens admirateurs. «Je pense qu’elle n’a pas de problèmes concernant sa relation avec les militaires. Après tout, son père en était un», note David Camroux.
D’ailleurs, cette politique lui a assuré le soutien d’une grande partie de la population birmane. Des milliers de personnes ont marché mardi dans plusieurs villes, pour la soutenir. Ces dernières semaines, des affiches de soutien à Aung San Suu Kyi et aux militaires, ont également essaimé dans les rues.