Un document de la CIA révèle les méthodes de financement secrètes des Frères musulmans et leurs machinations pour prendre le pouvoir en Egypte
Abdul Hadi Rabie
L’Agence centrale
de renseignement américaine (CIA) vient de publier un document secret, rédigé
en 1986, sur les Frères musulmans en Egypte, leurs sources de financement, et
le rôle potentiellement grandissant qu’ils devaient jouer durant les années 90
du siècle dernier.
Le rapport révèle
que les Frères cherchent à « devenir une force islamiste viable au
cours de la prochaine décennie (les années 90) » sans toutefois menacer le
régime du président Hosni Moubarak, alors au pouvoir. Il souligne en outre
que : « la confrérie veut fonder un Etat islamiste conservateur en
Egypte, pour mettre fin à l'influence occidentale et appliquer la Charia (loi
islamique) selon ses propres convictions ». Et d’ajouter que le groupe a
cherché à atteindre ses objectifs à travers une stratégie de changement
progressif, après des années de militantisme, qui n'ont donné aucun résultat
durant les années soixante-dix du siècle dernier.
Le document parle
des candidats au poste de guide suprême de la confrérie. « Bien que le
nouveau candidat au poste de guide suprême des Frères musulmans penche pour une
confrontation avec le gouvernement, la confrérie ne changera pas de manière
radicale ses méthodes modérées », affirme le texte. Il ajoute en outre que
la confrérie tire profit de la stabilité du gouvernement égyptien (de l’époque).
En effet, les Frères ont coopéré avec le gouvernement pour arracher à d’autres
groupes, plus radicaux, le leadership du fondamentalisme islamiste, et ce
malgré le caractère illégal de la confrérie. « Le gouvernement égyptien ne
prendra pas de mesures répressives contre le groupe tant que celui-ci n’optera
pas pour la confrontation, ou gagnera beaucoup en influence », affirme le
texte de la CIA, ajoutant que le gouvernement égyptien « n’accordera
pas de statut légal à la confrérie, et ce pour garder son influence sur le
groupe ».
Le texte révèle
les principales sources de financement des Frères musulmans (au moment de la
publication du document). Le financement représente en effet la principale
force de la Confrérie. Il lui a donné la capacité de supplanter en popularité
d’autres groupes islamistes plus radicaux des années quatre-vingts.
Le financement
provient principalement des entreprises appartenant aux membres du groupe, qui
opèrent dans des secteurs très variés comme l’immobilier, les transactions
financières, l’industrie, le commerce et les services.
Le document de la
CIA souligne que les Frères dépendent aussi des dons de leurs sympathisants
dans les pays du Golfe, en Europe occidentale et en Amérique du Nord.
Les objectifs de
la confrérie
Selon la CIA,
l’objectif à long terme de la confrérie, qui consiste à fonder un Etat
islamique en Egypte, émane de la perception qu’avait Hassan Al-Banna (fondateur
du groupe) de la société. Vision basée sur la nécessité de purifier la société
des vices du monde moderne comme l'impérialisme, l'usure, l’imitation de
l’Occident et les lois positives.
L’un des plus
importants objectifs des Frères selon la CIA est la mise en place d'un
gouvernement islamique, conformément à la Charia (selon la conception des Frères),
basé sur la Choura (consultation) entre les dirigeants et les savants
musulmans, qui surveillent alors l'exécutif et le pouvoir judiciaire.
Les Frères
cherchent à mettre en place un système économique fondé sur le partage du
capital et l’interdiction de l'usure. L’épine dorsale de ce système est la
Zakat qui remplacera l'impôt sur le revenu. Ils veulent aussi dès qu’ils
accèdent au pouvoir fonder un système social qui sépare strictement entre les
hommes et les femmes dans les établissements scolaires et les lieux publics. La
confrérie veut en outre interdire les contraceptifs et annuler les lois qui
favorisent l'émancipation de la femme, que le groupe considère comme faisant
partie d'un complot occidental visant à « détruire la nation islamique
».
Plusieurs défis
Le document
énumère les prolèmes auxquels les Frères pourraient faire face (à l’époque où
le document a été publié). Parmi ces problèmes, les dissensions internes et les
différends idéologiques.
La confrérie a pu
construire un réseau fondamentaliste en attirant certains groupes
professionnels comme les enseignants, les étudiants, les journalistes et les
hommes d'affaires. En revanche, elle n’a pas pu attirer les couches inférieures
de la socioété et les Forces armées.
Le document estime
cependant que les problèmes économiques de plus en plus grands en Egypte,
donnent un attrait à la confrérie, favorable à un Etat islamique plus « juste».
La baisse des
revenus pétroliers, du tourisme et des transferts des travailleurs égyptiens à
l'étranger (à l’époque de rédaction du document), a conduit à une baisse du
niveau de vie, favorisant ainsi le retour de nombreux travailleurs de
l'étranger. Ces derniers, pour la plupart instruits, sont en proie à la
déprime, à cause du chômage, ce qui favorise la polarisation et facilite la
mission des Frères musulmans pour les attirer.
Malgré la
coopération entre le gouvernement et les Frères, la position du groupe sur les
accords de Camp David, l'Agence Internationale du développement, et l’invasion
culturelle occidentale en font une potentielle force hostile aux Etats-Unis.
Le rapport de la
CIA affirme que la confrérie pourrait gagner en force en raison de la grande
diffusion de la pensée religieuse, ce qui affecte directement le degré de
réceptivité de l'Etat aux objectifs des Etats-Unis au Moyen-Orient, surtout que
le groupe a pour objectif à long terme d’appliquer la Charia et de bâtir une
société islamique fondamentaliste, en contenant l'influence occidentale.
Il explique que la
confrérie coopère avec le gouvernement égyptien contre les islamistes
extrémistes pour garantir ses intérêts commerciaux et lucratifs, et pour
essayer d’étendre son influence au système éducatif, aux syndicats professionnels,
et à l'armée. L’un des objectifs les plus importants des Frères est d’assurer
leur supériorité sur les autres groupes fondamentalistes, d’obtenir un statut
légal de la part du gouvernement, et de créer un réseau islamiste
fondamentaliste en Egypte.
Les Frères ont
utilisé au cours de la dernière décennie (les années soixante-dix), des
méthodes plus modérées par rapport à d'autres groupes, en raison de l’échec de
leur politique antérieure de confrontation qui n'a donné aucun résultat, et qui
n’a apporté que la répression, la violence et l'emprisonnement. Cette situation
a poussé les dirigeants du groupe à opter pour la coexistence avec le régime du
président Hosni Moubarak
Le document de la
CIA note en outre que les Frères ont formé une alliance informelle avec le
gouvernement égyptien, en convainquant visiblement les dirigeants de ce dernier
qu’ils sont les seuls capables d’empêcher l'expansion du fondamentalisme
islamiste en Egypte, et de purifier le mouvement islamiste des jeunes radicaux
qui déforment l'image de l'Islam et divisent les musulmans.
Les Frères ont
vaincu les radicaux en Décembre 1985, lorsque leurs candidats ont remporté la
majorité des sièges des Unions étudiantes au Caire.
Ils ont également
coopéré avec le gouvernorat d'Alexandrie en août 1985 pour faire face aux
tentatives de politisation des prêches de l'Aïd Al-Adha. Ces tentatives ont
pris fin après des négociations entre le gouvernement et le guide des Frères
Omar Tlemsani. Au terme de ces négociations, la confrérie a été autorisée à
diriger la prière de l’Aïd. En échange, celle-ci s’est engagée à faire face aux
extrémistes et à les empêcher de prêcher dans les mosquées.
Cette coopération
étroite entre les Frères et le gouvernement est perçue par la CIA comme un
« mariage d’intérêt ». Les Frères espéraient utiliser cette
alliance pour retrouver une partie de leur popularité en déclin auprès des
jeunes fondamentalistes, en se montrant plus influents que les autres groupes
islamistes en raison de leurs liens avec l'Etat.
Les dirigeants des
Frères croyaient aussi que cette coopération aidera le groupe à obtenir un
statut légal, alors que pour le régime de Moubarak, l'alliance avec les Frères
était un moyen de faire face aux extrémistes sans apparaître sur la scène.
En quête de
légitimité
Les Frères
musulmans ont essayé de négocier avec le régime de Moubarak pour obtenir un
statut légal dans les années 1980. Ils ont montré leur désir de parvenir à un
accord en mai 1985, lorsqu’ils ont atténué leur opposition à la décision de
l'Assemblée du peuple, de réduire à deux heures seulement, la durée d’une
séance destinée à discuter de certaines questions ayant trait à la Charia. Le
rapport de la CIA affirme en citant l'ambassade des Etats-Unis au Caire, que
les Frères musulmans ont fait preuve d’une grande tolérance face à la lenteur
du gouvernement à examiner certaines lois en vigueur pour s’assurer de leur
conformité avec la Charia.
Le document révèle
également que la confrérie a fait pression sur le gouvernement pour légaliser
son statut. Les Frères ont prétendu avoir dissous leur branche armée
clandestine à partir du mois d’août 1984, alors que les fondamentalistes et la
ligne dure au sein du groupe ont gardé leur force militaire au mépris du
gouvernement et de leur leadership.
Le document de la
CIA affirme également que le gouvernement a exigé que les Frères abandonnent la
politique, revoient leur alliance avec le parti d’opposition du Néo Wafd, et
cessent de protester contre les accords de Camp David s’ils veulent légaliser
leur statut.
L'alliance avec le
Néo Wafd
Selon le document
de la CIA, les Frères ont formé une alliance avec le parti d'opposition du Néo
Wafd en 1984 pour accroître leur influence politique et obtenir une
représentation parlementaire qui leur donne une plus grande légitimité. Le
document cite un parlementaire des Frères qui dit : « Le Néo Wafd a
approuvé cette alliance pour élargir sa base électorale en profitant du soutien
populaire dont bénéficie la confrérie. C’est ce qui s'est produit. Les Frères
ont obtenu 8 des 58 sièges remportés par le Néo Wafd aux élections législatives
de mai 1984 ».
Attirer de nouveux
membres
Au cours de ses
premières années, la confrérie des Frères musulmans a attiré des citoyens de
différentes couches de la société : bureaucrates, employés, étudiants,
travailleurs, commerçants, mais plus récemment, on remarque que le courant le
plus représentatif au sein du groupe est les personnes âgées, dont la plupart
sont issues de la classe moyenne. C’est la raison pour laquelle les Frères
tentent d'attirer les jeunes, les militaires et les étudiants.
Certains Frères
musulmans pensaient que l’attitude ferme de Moubarak face aux jeunes
fondamentalistes radicaux donnera plus d’attrait à la confrérie, parce que les
sympathisants fondamentalistes auront moins peur d'être jetés en prison ou
d’être harcelés s’ils rejoignent les rangs des Frères. Et que cette situation
permettra alors à la Confrérie d’infiltrer les institutions officielles et les
syndicats.
La CIA affirme enfin que la
préoccupation majeure de la confrérie était que ses membres rejoignent les
rangs de l'armée égyptienne, mais le groupe n'a pas obtenu cet objectif, en
raison du contrôle sécuritaire très strict, des investigations intenses
effectuées par les services de renseignement et de sécurité, et de la
surveillance accrue des activités religieuses dans les zones militaires.