Le califat et le faux réformisme musulman de Rashid Rida

Par Ian
Hamel
Selon
les Frères musulmans, le Syrien Rashid Rida serait le chaînon qui ferait d’eux
les continuateurs du renouveau musulman. Aujourd’hui encore la Confrérie
réussit à se faire passer, même chez des non-musulmans, pour une organisation
réformiste, voire un ferment révolutionnaire, comparable aux tenants de la
théologie de la libération.
C’est à
Ismaïlia, sur les bords du canal de Suez, à 130 kilomètres à l’Est du Caire,
qu’un jeune instituteur de vingt-et-un ans, obtient sa première affectation, en
septembre 1927. Il s’appelle Hassan al-Banna. Il est le fils aîné d’un
réparateur de montres et de réveils dans le village d’Al-Mahmudiyya, dans la
région de Damanhur. La légende retient qu’à 12 ans, le futur fondateur des
Frères musulmans préside une association « de la bonne conduite morale ». Il
fonde ensuite une association pour le « combat contre le mal », qui adresse des
lettres anonymes aux autorités afin de dénoncer les « actes interdits par
l’islam » commis par ses voisins. Arrivé au Caire, Hassan al-Banna ne choisit
pas la prestigieuse université d’al-Azhar, mais plus modestement l’école
normale du Caire. A cette époque, Il règne dans la capitale une grande
permissivité. Les Cairotes dansent, s’amusent, boivent. Cette occidentalisation
débridée choque profondément le jeune provincial qui dénoncera dans ses
mémoires « l’état de décomposition et d’éloignement par rapport aux mœurs
islamiques ».
Hassan
al-Banna, qui n’a qu’une formation religieuse succincte, est marqué au départ
par les idées du Persan Gamal al-Din al-Afghani (1838-1898) et de l’Égyptien
Muhammad Abduh (1849-1905), deux esprits parmi les plus brillants de la pensée
islamique moderne. N’ont-ils pas tenté de libérer les textes religieux de leur
carcan rigide ? « En cas de conflit entre la raison et la tradition, la
primauté devrait revenir à la raison », prônent-ils. Al-Afghani voyage de
l’Iran à l’Angleterre, de la Russie aux Indes, dénonçant inlassablement la
passivité des dirigeants musulmans et leur soumission à l’étranger. Al-Afghani
a vécu en Égypte entre 1871 et 1879, avant d’en être expulsé. Il a surtout une
influence déterminante sur Muhammad Abduh. Ce dernier, diplômé d’Al-Azhar,
devient mufti en 1899. Il promulgue de nombreuses fatwas, dont l’une autorise
les musulmans à déposer leur argent dans des banques, légalisant le prêt à
intérêt. Il enseigne que l’islam est réformable et que les lois doivent être
adaptées au monde moderne dans l’intérêt du bien commun.
Ce sont
bien deux formidables réformistes. Comme l’a été à un moment de sa vie le
Syrien Rashid Rida (1865-1935). Né dans le village d’Al-Qalmûn, au sud de de
Tripoli, dans l’actuel Liban. C’est d’ailleurs à Tripoli en 1894 qu’il
rencontre Muhammad Abduh, et le rejoint en Égypte en 1897. L’année suivante,
Rashid Rida fonde la revue Al-Manâr (Le Phare). Pourquoi les pays musulmans
sont-ils en retard ? Selon lui, « La décadence s’explique par un éloignement
par rapport à la réalité de l’islam. Il y a un lien essentiel entre la vérité
religieuse et la prospérité sur
terre »
(1). En clair, l’avenir sera radieux à condition que les musulmans « retournent
aux préceptes moraux des origines ».
Mais au
début des années 1920, il s’opère un véritable tournant dans la pensée de
Rashid Rida. C’est justement à cette époque que le jeune Hassan al-Banna
devient l’un de ses adeptes. Tout en continuant à se présenter comme un
disciple d’Afghani et d’Abduh, et même comme leur héritier, Rashid Rida est, en
fait, devenu l’agent de propagande du wahhabisme, la forme officielle de
l’islam sunnite en Arabie saoudite. Il met à leur service sa maison d’édition
et sa publication, Al- Manâr. Il accueille avec enthousiasme leurs conquêtes
des villes saintes en Arabie et affirme que leur doctrine, qualifiée de «
retour à la pureté du sunnisme », est parfaitement orthodoxe. Les wahhabites
prêchent le retour aux pratiques en vigueur dans la communauté musulmane au
temps du prophète Mahomet et de ses premiers successeurs, au VIIe siècle de
notre ère.
«
Rashid Rida assure la transition qui permet aux wahhabites de sortir
définitivement de l’hérésie pour rejoindre les rangs de l’orthodoxie »,
constate Hamadi Redissi, auteur du Pacte de Nadjd, ou comment l’islam sectaire
est devenu l’islam. Professeur de droit et de sciences politiques à
l’université de Tunis, Hamadi Redissi rappelle que la plupart des publications
de Rashid Rida étaient subventionnées par les partisans de l'idélogie wahabite,
en particulier un ouvrage intitulé Les Wahhabites et le Hedjaz, publié en 1926.
Dans lequel les rivaux de Wahhabites sont présentés comme les « alliés des
Anglais et des Juifs qui s’emploient à effacer l’islam de la surface de la
terre » (2). Cette haine des occidentaux et des juifs, Rashid Rida va la
communiquer à Hassan al-Banna.
Reconstruire
le califat
Pour
Rashid Rida, l’État islamique est « le meilleur des États, non seulement pour
les musulmans, mais pour l’humanité toute entière », car il réunit à la fois «
la justice, l’égalité, fait respecter les intérêts de chacun, empêche les maux,
ordonne le bien, interdit le mal, veille sur les mineurs, les infirmes, les
invalides, secourt les pauvres et les indigents » (3). C’est un autre Syrien,
Abd al-Rahman al-Kawakibi (1849-1902), établi en Égypte, qui a, le premier,
exposé l’idée que le califat devait être transféré des Turcs aux Arabes. Il est
l’auteur de l’ouvrage, Les caractéristiques du despotisme. Mais c’est davantage
Rashid Rida, grâce à la diffusion de son périodique Al-Manâr, qui a popularisé
cette idée. Avant même l’effondrement de l’Empire ottoman, l’arrivée au pouvoir
du très laïc Mustafa Kemal, et l’abolition du califat le 3 mars 1924
En
1922, Rashid Rida publie à son tour Le califat de l’imamat suprême. Il dénonce
la trahison turque de l’islam, affirmant que le seul modèle islamique pur est
le modèle islamique arabe. il se déclare partisan d’un califat arabe. Bernard
Lewis, historien anglo-américain, grand spécialiste du monde musulman, disparu
en mai 2018, souligne également dans son ouvrage monumental, intitulé Islam,
que Rashid Rida, « insiste sur la supériorité des Arabes et sur la plus grande
portée de leur rôle dans le soulèvement et l’expansion de l’islam dans le genre
humain » (4). Sans doute imagine-t-il que seul l’Égypte, en raison de sa
position centrale, de sa démographie, de sa prépondérance économique et
culturelle à l’époque, est susceptible d’aspirer à la direction du monde arabe.
Pour
Rashid Rida, à partir de 1924, la priorité des priorités est dorénavant de
créer une organisation de masse qui rétablira le califat et préparera
l’avènement d’un nouvel État islamique sur toute la terre, « afin de mettre fin
à l’hégémonie de l’Occident matérialiste sur l’humanité ». Mais c’est un
intellectuel, un théologien, pas un politicien et encore moins un organisateur.
Cette tâche immense est dévolue à un jeune instituteur, Hassan al-Banna qui va
créer en 1928, quatre ans après l’abolition du califat, la Confrérie des Frères
musulmans à Ismaïlia. Il est intéressant de lire les toutes premières lignes de
la préface d’un des rares ouvrages traduits en français d’Hassan al-Banna, La
lettre des enseignants. Les principes fondateurs des Frères musulmans : «
Quatre ans après la chute du califat islamique un homme éleva la voix pour
appeler de toutes ses forces à sa reconstruction. Il s’agit de l’imam Hassan
al-Banna, fils de Abdul Rahman al- Banna, il n’avait que 22 ans, âge où des
millions de jeunes comme lui pensaient beaucoup plus aux délices de ce
bas-monde » (5).
On
oppose fréquemment les Wahhabites aux Frères musulmans. Si aujourd’hui l’Arabie
saoudite est devenu un adversaire acharné de la Confrérie, il n’en a pas
toujours été ainsi. Peu avant la création de cette structure, Hassan al-Banna a
même postulé en 1927 pour un poste d’enseignant au Hedjaz, en Arabie saoudite.
L’histoire raconte qu’un soir de mars ou d’avril 1928 six habitants d’Ismaïlia
viennent lui demander conseil. « Nous ne savons pas quelle voie pratique suivre
pour fortifier l’islam et améliorer les musulmans. Nous méprisons cette vie,
vie d’humiliation et d’esclavage ; les Arabes et les musulmans, ici dans ce
pays, n’ont pas de place ni de dignité, et ils ne font rien contre leur état de
salariés à la merci de ces étrangers », lui déclarent ceux qui vont devenir ses
premiers compagnons.
Ils
sont menuisier, réparateur de vélos, coiffeur ou conducteur. Ensemble, ils font
un pacte devant dieu. « Comment nous appellerons-nous ? », interrogent ses
premiers disciples. « Nous sommes des frères au service de l’islam, nous sommes
donc les “Frères musulmans“ », leur répond leur futur « guide général ». C’est
ainsi que serait née, au bord du lac de Timsah, al-Ikhwan al-Muslimun, la plus
puissante et la plus redoutée des organisations islamistes au monde.
Leur
slogan : « Dieu est notre but. Le prophète est notre chef. Le Coran est notre
constitution. Le combat est notre chemin, La mort au service de dieu est notre
désir le plus cher ». Or, d’où vient le mot Ikhwan (Frère) ? Directement de la
confrérie guerrière des Ikhwan qui ont permis à Abdelaziz ben Abderrahmane Al
Saoud, dit Ibn Séoud, roi du Hedjaz et du Nejd, de conquérir La Mecque. Et de
devenir le souverain de l’Arabie saoudite moderne. Cette confrérie « fut le
point d’inspiration de Banna auquel il accola le qualificatif de muslimun,
puisque l’Égypte n’était pas exclusivement musulmane », souligne l’historien
Habib Tawa, auteur d’une thèse de doctorat en histoire intitulée Imbrication
entre pouvoir, mouvements politiques et armée en Égypte de la Guerre de
Palestine à la chute de la monarchie (1948-1952) (6). La Confrérie se choisit
son célèbre emblème : deux sabres croisés supportant le Coran. Elle adopte le
verset « Préparez le combat ». Ce blason rappelle le drapeau de l’Arabie
saoudite imaginé en 1926. En dessous des sabres, une autre mention « wa a’iddù
». Il s’agit du début du verset 60 de la sourate 8 Le Butin (al-anfâl) qui
ordonne : « Préparez contre eux tout ce que vous pourrez rassembler de forces
et de cavalerie de la sorte vous effrayerez l’ennemi de Dieu et le vôtre, et
aussi d’autres que vous ignorez mais que Dieu lui connaît ».
Manipulations
fréristes
Faut-il
s’étonner si dans sa thèse universitaire intitulée Aux sources du renouveau
musulman. D’Al-Afghani à Hassan al-Banna, un siècle de réformisme islamique,
présentée à Genève en 1998, Tariq Ramadan, petit-fils d’Hassan al- Banna, omet
totalement d’évoquer l’influence des Wahhabites chez Rashid Rida, et
indirectement sur Hassan al-Banna ? Il assure au contraire que Rashid Rida a «
le mérite de synthétiser la pensée réformiste, de chercher à la fonder encore
davantage sur le plan théologique et surtout, au regard des évènements dont il
est le spectateur, de dessiner, de façon encore théorique, les enjeux et
l’horizon des actions à entreprendre pour réaliser concrètement la réforme
religieuse et
sociale
». Tariq Ramadan ajoute quelques lignes plus loin que la revue al-Manar,
paraîtra jusqu’à la mort de Rashid Rida « et que Hassan al-Banna publiera
encore pendant cinq ans » (7). Tariq Ramadan tente ainsi de faire croire que
Rashid Rida marche sur les traces de son ancien maître Muhammad Abduh. Et que,
par déduction, Hassan al-Banna, présenté comme le digne continuateur de Rashid
Rida, serait lui-même un réformiste... En revanche, le très sérieux islamologue
Ali Mérad (disparu en 2017) soulignait bien que si Mohammed Abduh a bien essayé
d’ouvrir la pensée musulmane au courant rationaliste, l’un de ses disciples, «
Rashid Rida a voulu raidir sa pensée en la maintenant dans le domaine le plus
éloigné de la rationalité. Il s’est posé en héritier pour mieux réduire les
ouvertures proposées par Abduh ».
A titre
de comparaison, si un révisionniste se hasardait à présenter le dictateur
Benito Mussolini comme l’un des pères du socialisme européen. Sous prétexte que
dans sa jeunesse le « Duce » a effectivement été membre du Parti socialiste
italien, la réprobation serait unanime chez les historiens un tant soit peu
sérieux. En revanche, le label « réformiste », accolé aux redoutables Frères
musulmans, a été cautionné par une partie de l’intelligentsia de gauche en
France.
Alain
Gresh, l’ancien rédacteur en chef du Monde diplomatique, préfaçant la thèse
universitaire de Tariq Ramadan, écrit que « tous ceux qui liront l’ouvrage de
Tariq Ramadan en tireront un profit stimulant. cette recherche, sérieuse et
documentée, leur ouvrira les portes d’un monde méconnu, celui de la pensée
musulmane réformiste ». Il ajoute que le courant représenté par Hassan al-Banna
ou par Muhammad Abduh « est à la fois fondamentaliste et moderniste. On peut
d’autant mieux déchiffrer cette apparente contradiction que, en Europe, le
protestantisme s’est appuyé sur un retour au texte des évangiles ». Né en
Égypte en 1948, fils du militant communiste et anticolonialiste Henri Curiel
(assassiné en 1978), Alain Gresh passe pour l’un des meilleurs connaisseurs du
Maghreb et du Moyen-Orient. Cela ne l’empêche pas d’écrire qu’il semble « que
jamais Hassan al-Banna n’ait ordonné un assassinat politique » (8).
Tariq
Ramadan n’est bien évidemment pas le seul à tenter de faire avaler cette
couleuvre géante. Il s’agit d’une stratégie concertée de la part des Frères
musulmans en Europe. La revue Islam de France, aujourd’hui disparue, révélait
qu’une brochure de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF)
reproduisait le texte d’une conférence de Mohsen Ngazou, le 3 mai 1998 au
Bourget, faisant l’éloge du fondateur des Frères musulmans en ces termes : « Ce
qui a distingué l’Imam Hassan al-Banna, que l’on place à juste titre et avec
tout le mérite dans la lignée des grands penseurs et réformateurs de l’époque
de la “Renaissance de la pensée islamique“ et comme l’héritier et le
prolongement de Gamal al-Din al-Afghani, Mohamed Abdou, Mohamed Rashid Ridha et
bien d’autres... c’est qu’il a su greffer cette dimension organisationnelle à
la dimension spirituelle et à la dimension intellectuelle » (9).
Comment
expliquer que depuis plusieurs décennies, des universitaires, des
intellectuels, des politiciens, des animateurs de télévision, des journalistes
occidentaux, ont crû (ou ont feint de croire) à cette manipulation grossière ?
Ils ont présenté à leur tour la Confrérie des Frères musulmans comme la version
musulmane de la théologie de la libération, ce courant de pensée chrétien venu
d’Amérique latine, visant à rendre dignité et espoir aux damnés de la terre.
Résultat, par un incroyable tour de passe-passe, cette organisation
réactionnaire, totalitaire, considérée comme « terroriste » par de nombreux
pays, est devenue par enchantement progressiste et non violente. Hassan
al-Banna devenant en quelque sorte un Gandhi musulman.
Invité
au Forum social européen (FSE) à Paris en 1983, Tariq Ramadan assurait que les
enseignements islamiques sont « en opposition avec les fondements de la logique
du système capitaliste néo libéral ». Bref, c’est l’islam, la « religion des
pauvres », qui permettra de ranimer l’idéal de solidarité, que la
mondialisation libérale tente d’étouffer... Cela a suffi pour que des
personnalités classées à l’extrême gauche, adoubent chaleureusement le
petit-fils du fondateur de la Confrérie. Comme le philosophe Miguel Benasayag,
l’écologiste José Bové, ou Daniel Bensaïd, membre alors de la Ligue communiste
révolutionnaire (LCR). Aujourd’hui encore, cette pseudo théologie musulmane de
la libération réunit des penseurs musulmans en Inde, en Iran, au Qatar, en
Malaisie, mais aussi des intellectuels non-musulmans, notamment en
Grande-Bretagne, au Canada, aux États-Unis, réunis par leur opposition à la
suprématie épistémologique et politique de l’Occident.
NOTES
(1)
https://www.lesclesdumoyenorient.com/Rahid-Rida.html
(2)
Hamadi Redissi, Le pacte de Nadjd. Ou comment l’islam sectaire est
devenu
l’islam, Seuil, 2007, pp. 176 à 178.
(3)
Habib Tawa, « Imbrication entre pouvoir, mouvements politiques et
armée
en Égypte de la guerre de Palestine à la chute de la monarchie »,
Thèse
de doctorat, Université de Paris IV Sorbonne, 1976, p. 157.
(4)
Bernard Lewis, Islam, Gallimard, 2005, pp. 1100 et 1104.
(5)
Hassan al-Banna, La lettre des enseignants. Les principes fondateurs du
mouvement
des frères musulmans, Éditions Chama, mars 2004, p. 3.
(6)
Habib Tawa, « Dawa, Djihad, Taquiyyat et Takfir chez les Frères musulmans,
selon l’œuvre de Tharwat al-Khirbawi, ancien cadre
supérieur
de cette association », Société Asiatique. Article encore non
publié.
(7)
Tariq Ramadan, Aux sources du renouveau musulman. D’al-Afghani à
Hassan al-Banna,
un siècle de réformisme islamique, Tawhid, 2002, p.
134.
(8)
Préface d’Alain Gresh à la thèse universitaire de Tariq Ramadan, op.
cit.,
pp. 11, 13 et 15.
(9) «
Les 50 demandes du programme des Frères musulmans », Islam de