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Le califat et le faux réformisme musulman de Rashid Rida

vendredi 17/août/2018 - 12:30
La Reference
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Par Ian Hamel

 

Selon les Frères musulmans, le Syrien Rashid Rida serait le chaînon qui ferait d’eux les continuateurs du renouveau musulman. Aujourd’hui encore la Confrérie réussit à se faire passer, même chez des non-musulmans, pour une organisation réformiste, voire un ferment révolutionnaire, comparable aux tenants de la théologie de la libération.

C’est à Ismaïlia, sur les bords du canal de Suez, à 130 kilomètres à l’Est du Caire, qu’un jeune instituteur de vingt-et-un ans, obtient sa première affectation, en septembre 1927. Il s’appelle Hassan al-Banna. Il est le fils aîné d’un réparateur de montres et de réveils dans le village d’Al-Mahmudiyya, dans la région de Damanhur. La légende retient qu’à 12 ans, le futur fondateur des Frères musulmans préside une association « de la bonne conduite morale ». Il fonde ensuite une association pour le « combat contre le mal », qui adresse des lettres anonymes aux autorités afin de dénoncer les « actes interdits par l’islam » commis par ses voisins. Arrivé au Caire, Hassan al-Banna ne choisit pas la prestigieuse université d’al-Azhar, mais plus modestement l’école normale du Caire. A cette époque, Il règne dans la capitale une grande permissivité. Les Cairotes dansent, s’amusent, boivent. Cette occidentalisation débridée choque profondément le jeune provincial qui dénoncera dans ses mémoires « l’état de décomposition et d’éloignement par rapport aux mœurs islamiques ».

Hassan al-Banna, qui n’a qu’une formation religieuse succincte, est marqué au départ par les idées du Persan Gamal al-Din al-Afghani (1838-1898) et de l’Égyptien Muhammad Abduh (1849-1905), deux esprits parmi les plus brillants de la pensée islamique moderne. N’ont-ils pas tenté de libérer les textes religieux de leur carcan rigide ? « En cas de conflit entre la raison et la tradition, la primauté devrait revenir à la raison », prônent-ils. Al-Afghani voyage de l’Iran à l’Angleterre, de la Russie aux Indes, dénonçant inlassablement la passivité des dirigeants musulmans et leur soumission à l’étranger. Al-Afghani a vécu en Égypte entre 1871 et 1879, avant d’en être expulsé. Il a surtout une influence déterminante sur Muhammad Abduh. Ce dernier, diplômé d’Al-Azhar, devient mufti en 1899. Il promulgue de nombreuses fatwas, dont l’une autorise les musulmans à déposer leur argent dans des banques, légalisant le prêt à intérêt. Il enseigne que l’islam est réformable et que les lois doivent être adaptées au monde moderne dans l’intérêt du bien commun.

Ce sont bien deux formidables réformistes. Comme l’a été à un moment de sa vie le Syrien Rashid Rida (1865-1935). Né dans le village d’Al-Qalmûn, au sud de de Tripoli, dans l’actuel Liban. C’est d’ailleurs à Tripoli en 1894 qu’il rencontre Muhammad Abduh, et le rejoint en Égypte en 1897. L’année suivante, Rashid Rida fonde la revue Al-Manâr (Le Phare). Pourquoi les pays musulmans sont-ils en retard ? Selon lui, « La décadence s’explique par un éloignement par rapport à la réalité de l’islam. Il y a un lien essentiel entre la vérité religieuse et la prospérité sur

terre » (1). En clair, l’avenir sera radieux à condition que les musulmans « retournent aux préceptes moraux des origines ».

Mais au début des années 1920, il s’opère un véritable tournant dans la pensée de Rashid Rida. C’est justement à cette époque que le jeune Hassan al-Banna devient l’un de ses adeptes. Tout en continuant à se présenter comme un disciple d’Afghani et d’Abduh, et même comme leur héritier, Rashid Rida est, en fait, devenu l’agent de propagande du wahhabisme, la forme officielle de l’islam sunnite en Arabie saoudite. Il met à leur service sa maison d’édition et sa publication, Al- Manâr. Il accueille avec enthousiasme leurs conquêtes des villes saintes en Arabie et affirme que leur doctrine, qualifiée de « retour à la pureté du sunnisme », est parfaitement orthodoxe. Les wahhabites prêchent le retour aux pratiques en vigueur dans la communauté musulmane au temps du prophète Mahomet et de ses premiers successeurs, au VIIe siècle de notre ère.

« Rashid Rida assure la transition qui permet aux wahhabites de sortir définitivement de l’hérésie pour rejoindre les rangs de l’orthodoxie », constate Hamadi Redissi, auteur du Pacte de Nadjd, ou comment l’islam sectaire est devenu l’islam. Professeur de droit et de sciences politiques à l’université de Tunis, Hamadi Redissi rappelle que la plupart des publications de Rashid Rida étaient subventionnées par les partisans de l'idélogie wahabite, en particulier un ouvrage intitulé Les Wahhabites et le Hedjaz, publié en 1926. Dans lequel les rivaux de Wahhabites sont présentés comme les « alliés des Anglais et des Juifs qui s’emploient à effacer l’islam de la surface de la terre » (2). Cette haine des occidentaux et des juifs, Rashid Rida va la communiquer à Hassan al-Banna.

 

Reconstruire le califat

 

Pour Rashid Rida, l’État islamique est « le meilleur des États, non seulement pour les musulmans, mais pour l’humanité toute entière », car il réunit à la fois « la justice, l’égalité, fait respecter les intérêts de chacun, empêche les maux, ordonne le bien, interdit le mal, veille sur les mineurs, les infirmes, les invalides, secourt les pauvres et les indigents » (3). C’est un autre Syrien, Abd al-Rahman al-Kawakibi (1849-1902), établi en Égypte, qui a, le premier, exposé l’idée que le califat devait être transféré des Turcs aux Arabes. Il est l’auteur de l’ouvrage, Les caractéristiques du despotisme. Mais c’est davantage Rashid Rida, grâce à la diffusion de son périodique Al-Manâr, qui a popularisé cette idée. Avant même l’effondrement de l’Empire ottoman, l’arrivée au pouvoir du très laïc Mustafa Kemal, et l’abolition du califat le 3 mars 1924

En 1922, Rashid Rida publie à son tour Le califat de l’imamat suprême. Il dénonce la trahison turque de l’islam, affirmant que le seul modèle islamique pur est le modèle islamique arabe. il se déclare partisan d’un califat arabe. Bernard Lewis, historien anglo-américain, grand spécialiste du monde musulman, disparu en mai 2018, souligne également dans son ouvrage monumental, intitulé Islam, que Rashid Rida, « insiste sur la supériorité des Arabes et sur la plus grande portée de leur rôle dans le soulèvement et l’expansion de l’islam dans le genre humain » (4). Sans doute imagine-t-il que seul l’Égypte, en raison de sa position centrale, de sa démographie, de sa prépondérance économique et culturelle à l’époque, est susceptible d’aspirer à la direction du monde arabe.

Pour Rashid Rida, à partir de 1924, la priorité des priorités est dorénavant de créer une organisation de masse qui rétablira le califat et préparera l’avènement d’un nouvel État islamique sur toute la terre, « afin de mettre fin à l’hégémonie de l’Occident matérialiste sur l’humanité ». Mais c’est un intellectuel, un théologien, pas un politicien et encore moins un organisateur. Cette tâche immense est dévolue à un jeune instituteur, Hassan al-Banna qui va créer en 1928, quatre ans après l’abolition du califat, la Confrérie des Frères musulmans à Ismaïlia. Il est intéressant de lire les toutes premières lignes de la préface d’un des rares ouvrages traduits en français d’Hassan al-Banna, La lettre des enseignants. Les principes fondateurs des Frères musulmans : « Quatre ans après la chute du califat islamique un homme éleva la voix pour appeler de toutes ses forces à sa reconstruction. Il s’agit de l’imam Hassan al-Banna, fils de Abdul Rahman al- Banna, il n’avait que 22 ans, âge où des millions de jeunes comme lui pensaient beaucoup plus aux délices de ce bas-monde » (5).

On oppose fréquemment les Wahhabites aux Frères musulmans. Si aujourd’hui l’Arabie saoudite est devenu un adversaire acharné de la Confrérie, il n’en a pas toujours été ainsi. Peu avant la création de cette structure, Hassan al-Banna a même postulé en 1927 pour un poste d’enseignant au Hedjaz, en Arabie saoudite. L’histoire raconte qu’un soir de mars ou d’avril 1928 six habitants d’Ismaïlia viennent lui demander conseil. « Nous ne savons pas quelle voie pratique suivre pour fortifier l’islam et améliorer les musulmans. Nous méprisons cette vie, vie d’humiliation et d’esclavage ; les Arabes et les musulmans, ici dans ce pays, n’ont pas de place ni de dignité, et ils ne font rien contre leur état de salariés à la merci de ces étrangers », lui déclarent ceux qui vont devenir ses premiers compagnons.

Ils sont menuisier, réparateur de vélos, coiffeur ou conducteur. Ensemble, ils font un pacte devant dieu. « Comment nous appellerons-nous ? », interrogent ses premiers disciples. « Nous sommes des frères au service de l’islam, nous sommes donc les “Frères musulmans“ », leur répond leur futur « guide général ». C’est ainsi que serait née, au bord du lac de Timsah, al-Ikhwan al-Muslimun, la plus puissante et la plus redoutée des organisations islamistes au monde.

Leur slogan : « Dieu est notre but. Le prophète est notre chef. Le Coran est notre constitution. Le combat est notre chemin, La mort au service de dieu est notre désir le plus cher ». Or, d’où vient le mot Ikhwan (Frère) ? Directement de la confrérie guerrière des Ikhwan qui ont permis à Abdelaziz ben Abderrahmane Al Saoud, dit Ibn Séoud, roi du Hedjaz et du Nejd, de conquérir La Mecque. Et de devenir le souverain de l’Arabie saoudite moderne. Cette confrérie « fut le point d’inspiration de Banna auquel il accola le qualificatif de muslimun, puisque l’Égypte n’était pas exclusivement musulmane », souligne l’historien Habib Tawa, auteur d’une thèse de doctorat en histoire intitulée Imbrication entre pouvoir, mouvements politiques et armée en Égypte de la Guerre de Palestine à la chute de la monarchie (1948-1952) (6). La Confrérie se choisit son célèbre emblème : deux sabres croisés supportant le Coran. Elle adopte le verset « Préparez le combat ». Ce blason rappelle le drapeau de l’Arabie saoudite imaginé en 1926. En dessous des sabres, une autre mention « wa a’iddù ». Il s’agit du début du verset 60 de la sourate 8 Le Butin (al-anfâl) qui ordonne : « Préparez contre eux tout ce que vous pourrez rassembler de forces et de cavalerie de la sorte vous effrayerez l’ennemi de Dieu et le vôtre, et aussi d’autres que vous ignorez mais que Dieu lui connaît ».

 

Manipulations fréristes

 

Faut-il s’étonner si dans sa thèse universitaire intitulée Aux sources du renouveau musulman. D’Al-Afghani à Hassan al-Banna, un siècle de réformisme islamique, présentée à Genève en 1998, Tariq Ramadan, petit-fils d’Hassan al- Banna, omet totalement d’évoquer l’influence des Wahhabites chez Rashid Rida, et indirectement sur Hassan al-Banna ? Il assure au contraire que Rashid Rida a « le mérite de synthétiser la pensée réformiste, de chercher à la fonder encore davantage sur le plan théologique et surtout, au regard des évènements dont il est le spectateur, de dessiner, de façon encore théorique, les enjeux et l’horizon des actions à entreprendre pour réaliser concrètement la réforme religieuse et

sociale ». Tariq Ramadan ajoute quelques lignes plus loin que la revue al-Manar, paraîtra jusqu’à la mort de Rashid Rida « et que Hassan al-Banna publiera encore pendant cinq ans » (7). Tariq Ramadan tente ainsi de faire croire que Rashid Rida marche sur les traces de son ancien maître Muhammad Abduh. Et que, par déduction, Hassan al-Banna, présenté comme le digne continuateur de Rashid Rida, serait lui-même un réformiste... En revanche, le très sérieux islamologue Ali Mérad (disparu en 2017) soulignait bien que si Mohammed Abduh a bien essayé d’ouvrir la pensée musulmane au courant rationaliste, l’un de ses disciples, « Rashid Rida a voulu raidir sa pensée en la maintenant dans le domaine le plus éloigné de la rationalité. Il s’est posé en héritier pour mieux réduire les ouvertures proposées par Abduh ».

A titre de comparaison, si un révisionniste se hasardait à présenter le dictateur Benito Mussolini comme l’un des pères du socialisme européen. Sous prétexte que dans sa jeunesse le « Duce » a effectivement été membre du Parti socialiste italien, la réprobation serait unanime chez les historiens un tant soit peu sérieux. En revanche, le label « réformiste », accolé aux redoutables Frères musulmans, a été cautionné par une partie de l’intelligentsia de gauche en France.

Alain Gresh, l’ancien rédacteur en chef du Monde diplomatique, préfaçant la thèse universitaire de Tariq Ramadan, écrit que « tous ceux qui liront l’ouvrage de Tariq Ramadan en tireront un profit stimulant. cette recherche, sérieuse et documentée, leur ouvrira les portes d’un monde méconnu, celui de la pensée musulmane réformiste ». Il ajoute que le courant représenté par Hassan al-Banna ou par Muhammad Abduh « est à la fois fondamentaliste et moderniste. On peut d’autant mieux déchiffrer cette apparente contradiction que, en Europe, le protestantisme s’est appuyé sur un retour au texte des évangiles ». Né en Égypte en 1948, fils du militant communiste et anticolonialiste Henri Curiel (assassiné en 1978), Alain Gresh passe pour l’un des meilleurs connaisseurs du Maghreb et du Moyen-Orient. Cela ne l’empêche pas d’écrire qu’il semble « que jamais Hassan al-Banna n’ait ordonné un assassinat politique » (8).

 

Tariq Ramadan n’est bien évidemment pas le seul à tenter de faire avaler cette couleuvre géante. Il s’agit d’une stratégie concertée de la part des Frères musulmans en Europe. La revue Islam de France, aujourd’hui disparue, révélait qu’une brochure de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) reproduisait le texte d’une conférence de Mohsen Ngazou, le 3 mai 1998 au Bourget, faisant l’éloge du fondateur des Frères musulmans en ces termes : « Ce qui a distingué l’Imam Hassan al-Banna, que l’on place à juste titre et avec tout le mérite dans la lignée des grands penseurs et réformateurs de l’époque de la “Renaissance de la pensée islamique“ et comme l’héritier et le prolongement de Gamal al-Din al-Afghani, Mohamed Abdou, Mohamed Rashid Ridha et bien d’autres... c’est qu’il a su greffer cette dimension organisationnelle à la dimension spirituelle et à la dimension intellectuelle » (9).

Comment expliquer que depuis plusieurs décennies, des universitaires, des intellectuels, des politiciens, des animateurs de télévision, des journalistes occidentaux, ont crû (ou ont feint de croire) à cette manipulation grossière ? Ils ont présenté à leur tour la Confrérie des Frères musulmans comme la version musulmane de la théologie de la libération, ce courant de pensée chrétien venu d’Amérique latine, visant à rendre dignité et espoir aux damnés de la terre. Résultat, par un incroyable tour de passe-passe, cette organisation réactionnaire, totalitaire, considérée comme « terroriste » par de nombreux pays, est devenue par enchantement progressiste et non violente. Hassan al-Banna devenant en quelque sorte un Gandhi musulman.

Invité au Forum social européen (FSE) à Paris en 1983, Tariq Ramadan assurait que les enseignements islamiques sont « en opposition avec les fondements de la logique du système capitaliste néo libéral ». Bref, c’est l’islam, la « religion des pauvres », qui permettra de ranimer l’idéal de solidarité, que la mondialisation libérale tente d’étouffer... Cela a suffi pour que des personnalités classées à l’extrême gauche, adoubent chaleureusement le petit-fils du fondateur de la Confrérie. Comme le philosophe Miguel Benasayag, l’écologiste José Bové, ou Daniel Bensaïd, membre alors de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR). Aujourd’hui encore, cette pseudo théologie musulmane de la libération réunit des penseurs musulmans en Inde, en Iran, au Qatar, en Malaisie, mais aussi des intellectuels non-musulmans, notamment en Grande-Bretagne, au Canada, aux États-Unis, réunis par leur opposition à la suprématie épistémologique et politique de l’Occident.

 

NOTES

(1) https://www.lesclesdumoyenorient.com/Rahid-Rida.html

(2) Hamadi Redissi, Le pacte de Nadjd. Ou comment l’islam sectaire est

devenu l’islam, Seuil, 2007, pp. 176 à 178.

(3) Habib Tawa, « Imbrication entre pouvoir, mouvements politiques et

armée en Égypte de la guerre de Palestine à la chute de la monarchie »,

 

Thèse de doctorat, Université de Paris IV Sorbonne, 1976, p. 157.

(4) Bernard Lewis, Islam, Gallimard, 2005, pp. 1100 et 1104.

(5) Hassan al-Banna, La lettre des enseignants. Les principes fondateurs du

mouvement des frères musulmans, Éditions Chama, mars 2004, p. 3.

(6) Habib Tawa, « Dawa, Djihad, Taquiyyat et Takfir chez les Frères musulmans, selon l’œuvre de Tharwat al-Khirbawi, ancien cadre

supérieur de cette association », Société Asiatique. Article encore non

publié.

(7) Tariq Ramadan, Aux sources du renouveau musulman. D’al-Afghani à

Hassan al-Banna, un siècle de réformisme islamique, Tawhid, 2002, p.

134.

(8) Préface d’Alain Gresh à la thèse universitaire de Tariq Ramadan, op.

cit., pp. 11, 13 et 15.

(9) « Les 50 demandes du programme des Frères musulmans », Islam de

France, 1er novembre 2000
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