La France va-t-elle armer le Prix Nobel de la paix ?
Deux mois avant d'être auréolé du prix Nobel de la paix, le Premier ministre éthiopien s'est fendu d'un courrier à « Son Excellence » le président Emmanuel Macron. Le 22 juillet 2019, Abiy Ahmed demande à la France de l'aider « à renforcer l'armée de l'air éthiopienne » en lui fournissant, à crédit, un arsenal de pointe détaillé sur trois pages. Cette liste comprend : 12 avions de combat (dont des Rafale et des Mirage 2000), 18 hélicoptères et 2 avions de transport militaire fabriqués par Airbus, 10 drones Dassault, des systèmes de brouillage électronique et, encore plus surprenant, une trentaine de missiles M51 d'une portée de plus de 6 000 kilomètres… et à tête nucléaire ! Une demande pour le moins extravagante (et illégale) sachant que la France comme l'Éthiopie ont signé le traité de non-prolifération nucléaire.
Pour le reste, la France a, certes, entériné un nouveau partenariat de défense en mars 2019, mais personne ne s'attendait à un tel appétit militaire et formalisé aussi rapidement de la part de l'un des pays les plus pauvres de la planète. Si l'on se réfère aux prix de vente de précédents contrats similaires, la facture pourrait dépasser les 4 milliards d'euros.
En visite à Addis-Abeba au printemps dernier, l'objectif d'Emmanuel Macron était de développer le commerce accaparé aujourd'hui par la Chine et de développer des forces navales (qui ont disparu après la scission et l'indépendance de l'Érythrée), écrit le journaliste du Point Patrick Forestier. « Cette coopération avec la France n'est pas de court terme, elle est stratégique, elle est ancienne et elle peut aller bien au-delà des forces navales », avait alors annoncé Abiy Ahmed. Tout est dans le « au-delà ». Si l'ex-militaire devenu Premier ministre rêve des mêmes missiles que ceux des sous-marins nucléaires français, son pays n'a plus d'accès à la mer rouge depuis 1993. Comme le laisse penser sa liste de courses, sa priorité est d'abord de redorer le blason de son armée de l'air, à bout de souffle et « vieille de 90 ans ».
Leader de l'Afrique de l'Est…
À l'international, le leadership d'« Abiy » impressionne. Un an après l'accord de paix avec l'ennemi érythréen de 60 ans, le Premier ministre s'est imposé comme médiateur au Soudan pour faciliter la transition démocratique en cours. Mais, dans la région, tous ne voient pas d'un bon œil cette renaissance géopolitique.
L'Égypte, en particulier, s'inquiète de l'entêtement éthiopien à vouloir remplir au plus vite son futur barrage (« Renaissance »), sans se soucier des conséquences dramatiques sur le débit du Nil irriguant 90 % des champs égyptiens. En pleine crise diplomatique, le Premier ministre éthiopien avait déclaré en octobre dernier : « Si nous devons entrer en guerre, nous pouvons mobiliser des millions de personnes pour défendre le barrage. » Depuis l'intervention d'une médiation américaine début novembre, les tensions sont redescendues d'un cran, mais le différend est loin d'être résolu.
Officiellement, la France refuse de s'impliquer dans ce dossier épineux, d'autant qu'elle a noué un partenariat stratégique avec l'Égypte d'Al-Sissi, l'un des principaux acheteurs d'armements français depuis 2014. Mais des Rafale avec le drapeau éthiopien pourraient gripper cette relation franco-égyptienne. « Les Égyptiens le prendraient mal, car nous sommes plus qu'en concurrence avec les Éthiopiens, qui ont tout fait pour aboutir au blocage de la voie diplomatique », estime Tewfik Aclimandos, professeur à l'université du Caire et fin connaisseur de l'état-major égyptien.
En modernisant son aviation, « l'Éthiopie veut réaffirmer son statut de puissance régionale, vis-à-vis de ses voisins un peu plus sceptiques, comme le Kenya et l'Égypte, ou encore la Somalie », explique Sabine Planel, de l'Institut de recherche pour le développement (IRD). Selon cette spécialiste du pays, ces ambitions militaires ne sont néanmoins pas contradictoires avec son image de stabilisatrice régionale, puisque, en « se dotant d'un arsenal militaire, l'Éthiopie renforce sa crédibilité dans la région en tant que gardienne locale de la paix et se présente comme un rempart contre les mouvances djihadistes présentes dans la Corne de l'Afrique ».
… au bord de l'implosion interne
Les soldats éthiopiens participent déjà à plusieurs missions de maintien de la paix en Somalie, Soudan et Soudan du Sud. Dans des zones où les organisations internationales tendent de plus en plus à déléguer leurs interventions à des acteurs locaux, l'Éthiopie entend « adapter son armée à de futures opérations et à une force de dissuasion régionale motrice d'interventions conjointes dans le cadre de l'ONU », précise un analyste défense de la région qui souhaite rester anonyme et assure que l'Éthiopie s'est aussi tournée vers les États-Unis, la Russie et l'Italie pour renforcer son arsenal.
Ce rôle de gendarme régional tranche avec son incapacité à gérer ses propres tensions intérieures. En novembre dernier, 86 personnes ont été tuées dans des manifestations surgies à l'appel d'un opposant politique. « L'Éthiopie est au bord de l'implosion interne. Une restructuration plus globale du secteur militaire (dans l'hypothèse où les hommes suivraient les armes, et quand bien même cela serait financé sur d'autres budgets) favoriserait sans doute une résolution autoritaire et violente de la crise actuelle. Tout renforcement de ce secteur dans une situation de crise doit être surveillé avec beaucoup d'attention » prévient Sabine Planel.