Publié par CEMO Centre - Paris
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Entre le Tsar russe et le Sultan turc quel est le « deal » en Syrie et ailleurs... ?

lundi 11/novembre/2019 - 04:28
La Reference
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Par Roland Lombardi

La rivalité et la méfiance entre ces deux nations ne date pas d’hier. Elle est séculaire. L’histoire commune entre Turcs et Russes a été traversée de plus d’une dizaine de conflits (12 guerres russo-turques de 1568 à 1918 dont la plus célèbre, la Guerre de Crimée de 1853 à 1856). Les prétendues révolutions arabes à partir de 2011, encensées par la Turquie et vues avec une grande crainte par la Russie, n’ont fait que traduire une nouvelle opposition géopolitique entre Ankara et Moscou et qui va se cristalliser sur le sort de Bachar al-Assad dont Poutine soutient le régime laïc et dont Erdogan, à l’inverse, appelait publiquement à son renversement et souhaitait l’installation de ses « amis », les Frères musulmans syrien, à Damas.
Et au-delà de la Syrie et du sort d’Assad, les désaccords entre turco-russes sont profonds notamment par rapport à la religion. La vision stratégique d’Erdogan s’appuie sur la promotion de l’islam politique, d’où son soutien très actif aux Frères musulmans dont il est lui-même issu (l’AKP est une émanation de la confrérie égyptienne). Au contraire, le président russe perçoit, lui, l’islam politique comme une source de déstabilisation régionale.
Depuis beaucoup d’eau a coulé sous les ponts de l’Euphrate...
Car assez vite, en Syrie, Erdogan s’est en effet retrouvé face à l’impuissance de ses alliés occidentaux (non intervention en 2013) puis au succès militaires russes à partir de septembre 2015. En effet, appuyé militairement par l’Iran, mais aussi diplomatiquement par la Chine, le président russe, venu soutenir directement le régime de Damas en grande difficulté, a commencé à engranger des points.
De plus, face aux conquêtes de Daesh en Irak puis en Syrie, les Etats-Unis se contentèrent, à partir de l’été 2014, de former une coalition pour frapper le groupe jihadiste et, comble de l’horreur pour Ankara, appuyer les Kurdes (devenus nos courageux et précieux alliés au sol contre l’EI).
Ainsi, confronté à des attentats sur son sol, à des mouvements populaires et surtout, à un afflux massif de plus de deux millions de réfugiés syriens, Erdogan était de plus en plus affaibli et isolé diplomatiquement puisqu’il ne lui restait plus que le soutien et l’argent du Qatar dans ses visées syriennes.
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Se sentant délaissé par les Américains et même frustré par la frilosité de plus en plus grande des Occidentaux dans le dossier syrien, Erdogan persista donc dans sa politique et multiplia les provocations et les menaces à l’égard de la Russie, notamment en bloquant et en faisant capoter les négociations sur le terrain entre rebelles et russes, ou encore en brandissant l’éventualité d’un franchissement de frontière par son armée, moins pour s’attaquer à Daesh que pour « sauver » leurs protégés et frapper au passage les Kurdes...
De fait, il recherchait sûrement l’escalade et LA faute russe afin d’évoquer alors l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord qui aurait alors obligé ses alliés de l’OTAN à lui venir en aide... Ainsi, les tensions entre la Turquie et la Russie atteignirent leur paroxysme en novembre 2015, lorsqu’un bombardier russe Su-24 fut abattu par l’aviation turque près de la frontière syrienne. Cette ultime provocation, ce « coup de poignard dans le dos » (dixit Poutine), provoqua une crise aiguë dans les relations entre les deux Etats. Mais ne pouvant raisonnablement riposter militairement contre un membre de l’OTAN, les Russes ne tombèrent pas dans le piège, gardèrent leur sang-froid et se contentèrent de prendre de nombreuses mesures de rétorsion économiques et commerciales à l’encontre d’Ankara (rupture d’une série d’accords économiques, annonce d’un renforcement des contrôles d’importation de nourriture et de produits pharmaceutiques en provenance de Turquie, conseil aux touristes russes d’éviter la Turquie...).
C’est dans ce contexte tendu que les responsables russes dénoncèrent, photos satellites et de reconnaissance à l’appui, à l’ONU mais surtout aux militaires américains, les multiples convois de camions turcs traversant la frontière turco-syrienne pour ravitailler en armes, munitions, nourritures mais aussi en combattants les groupes rebelles syriens dits « modérés ». Plus grave, des images montraient des milliers de camions citernes acheminant en Turquie le pétrole acheté à Daesh !
Les officiels américains restèrent sourds arguant qu’ils ne pouvaient absolument pas agir puisque les chauffeurs de ces véhicules étaient des civils ou des membres d’organisations humanitaires.
Que cela ne tienne, les Russes annoncèrent que si les avions américains ne pouvaient agir, les leurs s’en chargeraient ! En moins d’une semaine, ce problème fut réglé.
Puis, ce fut l’épisode de la tentative de coup d’Etat contre Erdogan dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016. Pragmatique et considérant qu’il n’y avait aucune alternative sérieuse et solide au président turc, Poutine saisit l’occasion pour se rabibocher avec Erdogan.
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Dorénavant, les relations entre la Turquie (intégrée au processus d’Astana et dont le départ d’Assad n’est plus la priorité) et la Russie sont aujourd’hui une des clés principales pour le retour à la paix en Syrie. Alliés de circonstance, leur collaboration repose sur des intérêts convergents et non sur la confiance. Ils ont trop besoin l’un de l’autre.
Si Poutine a laissé Erdogan pénétrer dans le nord de la Syrie pour y chasser les Kurdes du PYD de la région, c’est qu’en échange il a obtenu du Turc l’arrêt du soutien des insurgés (et leur aide dans les négociations) durant tous les sièges de l’armée syrienne, à Alep, Homs, la Ghouta et demain à Idlib.
C’est du gagnant gagnant.
Vu de Moscou, cela permet d’éloigner un temps un membre important de l’OTAN des Occidentaux. Du côté turc, même si Erdogan n’est pas parvenu à réaliser ses intentions premières, cette situation lui permet de jouer encore un rôle dans le dossier tout en ayant pour l’instant, les mains libres pour s’occuper de son « problème kurde ».
D’autant plus qu’en se rapprochant de leurs adversaires, comme la Russie, c’est également un subtil moyen d’exercer une forme de chantage et une pression certaine sur les partenaires européens mais surtout sur les Américains.
Toutefois, entre Ankara et Moscou, la méfiance est toujours de mise. L’après-conflit reste incertain, et les diplomates russes devront redoubler d’efforts. En dépit de leur modus vivendi, Poutine et Erdogan ne peuvent masquer leurs dissensions.
Le Kremlin, toujours maître du jeu, sait toutefois que la Turquie est plus faible sur le plan intérieur qu’on ne le croit (énergie, économie et même politique – dernière défaite du parti d’Erdogan à Istanbul - ...).
Seulement soutenu par le petit Qatar et sous pression de Trump, son influence dans la région peut être en définitive bien limitée par celle de l’autre « partenaire » des Russes, l’Iran, mais aussi et surtout, par l’axe égypto-émirato-saoudien, en guerre ouverte contre son modèle politique et idéologique, dans tout le monde arabe... Au final, exactement comme la Russie !

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