Pourquoi la manifestation organisée aujourd'hui contre l'islamophobie divise-t-elle la gauche ?
Y aller ou ne pas y aller, telle est la question à gauche. Le débat toujours explosif sur l'islamophobie et la laïcité ressurgit à l'occasion d'une manifestation organisée dimanche 10 novembre à Paris, à laquelle de nombreux responsables politiques, dont Jean-Luc Mélenchon et Yannick Jadot, ont appelé à participer.
A l'origine de cette initiative, une tribune publiée dans Libération le 1er novembre appelant à manifester pour "dire stop à l'islamophobie". "L'attentat contre la mosquée de Bayonne le 28 octobre" est la manifestation "la plus récente" des "actes qui visent" les musulmans, peut-on notamment lire dans cette tribune.
Pourtant, certains responsables politiques et personnalités signataires du texte ont finalement décidé de ne pas participer à ce rassemblement. D'autres iront manifester, mais demandent que leur nom soit retiré de la liste des signataires. D'autres enfin n'ont pas signé, n'iront pas manifester et tiennent à faire savoir ce qui les gêne. Madjid Messaoudene, conseiller municipal de gauche à Saint-Denis et initiateur de l'appel à manifester, a fustigé une "tentative de sabotage" , tant de la part "de la fachosphère" que"de la gauche". Franceinfo vous explique pourquoi cette manifestation a du mal à rassembler la gauche.
Parce que le CCIF y participe
Parmi les organisateurs de la manifestation, on trouve notamment le controversé Collectif contre l'islamophobie en France. Le CCIF est accusé d'avoir des liens avec les Frères musulmans, organisation internationale de promotion de l'islam politique connue pour ses positions rigoristes et prosélytes. De quoi provoquer un embarras au sein même des partis politiques des signataires.
Yannick Jadot (Europe Ecologie-Les Verts), qui a signé l'appel, a ainsi précisé, mardi, qu'il ne "validait pas l'ensemble du texte" de la tribune, qui est critiquée pour certains de ses passages et pour l'identité de ses initiateurs, dont le CCIF. Mercredi, Le député européen a indiqué sur franceinfo qu'il ne se rendrait pas à la marche. Il préfère honorer un déplacement prévu de longue date à Ivry-sur-Seine pour soutenir la candidate écologiste aux municipales. Mais sur le fond, il a expliqué qu'il continuait à soutenir la démarche.
Quant à David Cormand, il a expliqué "assumer" sa signature. Interrogé par Public Sénat sur les autres signataires et l'éventuelle présence d'extrémistes lors de la marche, le secrétaire national d'EELV a cité l'exemple du rassemblement contre l'antisémitisme du printemps 2018 après le meurtre de Mireille Knoll. "Il y avait Marine Le Pen et j'y étais, a affirmé le leader écolo. A cette époque, ce n'était pas Marine Le Pen qui devait me décourager d'aller manifester contre l'antisémitisme et aujourd'hui, ce n'est pas je-ne-sais-qui qui devrait nous décourager d'aller manifester contre l'islamophobie."
Du côté de La France insoumise, le député Alexis Corbière, interrogé par Le Figaro, a expliqué qu'il pensait que "la Ligue des droits de l'homme était à l'initiative de la démarche" avant de botter en touche et d'affirmer qu'il marchera bien dimanche "dans un esprit de paix et de fraternité". Pour sa part, Eric Coquerel (LFI) explique à Libération ne pas avoir été au fait de l'identité de "tous les organisateurs". "La tribune est bonne sur le fond. On est là pour défendre une cause, pas pour soutenir une organisation ou une autre", poursuit le député La France insoumise. De son côté, François Ruffin a affirmé qu'il n'irait pas à la manifestation, après avoir pourtant signé l'appel. Il a expliqué vouloir se tenir à distance du sujet religieux qui n'est "pas [son]truc" et a expliqué "qu'il irait jouer au football", comme tous les dimanches.
Quant à la militante féministe Caroline De Haas, elle a expliqué sur son blog qu'elle retirait sa signature de la tribune parce qu'"il y a dans cette liste des personnes qui ont tenu des propos d’une violence sidérante à l’encontre des femmes", sans nommer les personnes en question. Elle a néanmoins assuré qu'elle se rendrait à la manifestation pour soutenir "les femmes qui portent le voile et qui sont victimes de violences chaque jour" et "pour les musulmans qui sont victimes de violences dans la rue, dans les médias, dans leur travail".
Parce que le terme "islamophobie" fait débat
Chez certaines personnalités politiques, c'est l'utilisation du mot "islamophobie" qui pose problème. C'est notamment le cas de Fabien Roussel, secrétaire national du Parti communiste français. Alors que Ian Brossat, porte-parole du parti, et le député communiste Stéphane Peu ont appelé à participer à la manifestation, Fabien Roussel préfère s'abstenir, estimant que le terme "islamophobie" est "réducteur".
Vendredi, le PCF a finalement appelé dans un communiqué à manifester "partout en France" pour s'"opposer massivement au racisme antimusulman, à l'antisémitisme, à toutes les manifestations de discrimination, à toutes les incitations à la haine religieuse". Une déclaration qui "a pour but de dissiper tout malaise", indique l'entourage de Fabien Roussel, assurant que "l'engagement du parti est total sur ce sujet".
Au Parti socialiste, on ne reprend pas non plus le terme d'islamophobie. Selon une résolution publiée mercredi 6 novembre par le parti, "nous nous reconnaissons (...) dans la France républicaine où la laïcité garantit la liberté de conscience et la liberté religieuse à chacune et chacun, comme le droit de critiquer les religions". "Le combat contre la haine des musulmans doit être celui de la République tout entière, nous appelons l'ensemble des organisations républicaines à se retrouver pour porter ensemble ce combat", ajoute cette résolution qui précise par ailleurs : "nous ne voulons pas nous associer à certains des initiateurs de l'appel".
A La France insoumise, l'utilisation de ce terme fait l'objet d'un vif débat. En juin 2015, Jean-Luc Mélenchon affirmait : "Je conteste le terme d’islamophobie quoique je le comprenne. (...) Moi, je défends l’idée qu’on a le droit de ne pas aimer l’islam, on a le droit de ne pas aimer la religion catholique et que cela fait partie de nos libertés." Quatre ans plus tard, il fait pourtant partie des signataires de la tribune. "Le mot islamophobie possède un double sens. Il peut être compris comme de l’anticléricalisme, mais aussi comme l’expression d’un racisme et c’est ce sens-là que nous retenons en ce moment", tente de rattraper Raquel Garrido dans Le Figaro.
Pas suffisant pour parer l'offensive de Marine Le Pen, qui a accusé samedi Jean-Luc Mélenchon d'aller manifester "main dans la main avec les islamistes". "Je me souviens d'un Jean-Luc Mélenchon, il y a de nombreuses années, qui luttait contre le fondamentalisme islamiste, qui luttait contre le terme d''islamophobie'. Je vois qu'il a jeté tout ça à la poubelle, qu'il est dans une opération de véritable trahison de ses sympathisants et de ses électeurs", a-t-elle affirmé.
Des "propos indignes", a répliqué le leader de LFI, accusant la présidente du RN de tourner "le dos à la France". "Quand nos compatriotes musulmans, qui représentent la deuxième religion de ce pays, sont aujourd'hui montrés du doigt, insultés, menacés physiquement, c'est notre devoir de venir à larescousse", a-t-il assuré.
Parce que certaines positions défendues dans la tribune divisent
Des responsables politiques de gauche pointent aussi du doigt la façon dont le texte, qui affirme que les musulmans sont victimes de "projets ou de lois liberticides", critique les lois de la République. C'est notamment le cas du Parti socialiste, qui a d'ores et déjà annoncé qu'il ne se rendrait pas à cette manifestation, le parti ne se "reconnaissant pas dans les mots d'ordre qui présentent les lois laïques en vigueur comme 'liberticides'".
Même son de cloche du côté d'Adrien Quatennens, député LFI, qui estime que "si La France insoumise avait eu à rédiger le texte, (…) il est clair que le texte n’aurait pas été le même. Si je considère le détail dans ce texte, quand on parle de 'lois liberticides', je ne sais pas de quoi on parle. (…) Ni la loi de 1905 s’agissant de la laïcité, ni la loi de 2004 concernant les signes religieux à l’école, ni même celle de 2010 sur le fait de ne pas pouvoir être entièrement le visage couvert dans la rue, ne me paraissent liberticides."