Cette stratégie secrète de la Russie qui lui a assuré le leadership au Proche-Orient
Dans les années 90, après cinquante ans de présence dans le monde arabe, Moscou se retire de Syrie et quitte le Proche-Orient. L’intermède sera de courte durée. Dès 2012, les Russes profitent de la guerre civile pour faire leur retour. En 2019, ils sont devenus l’acteur incontournable dans la région.
Comment expliquer qu’en l’espace de sept ans, un pays avec un PNB inférieur à celui de l’Italie, une armée sous-équipée, une économie sinistrée, soit parvenu à dominer le jeu au Proche-Orient quand l’Europe et les États-Unis, avec leurs moyens économiques ou militaires bien supérieurs, s’en sont montrés incapables?
Le concert de Palmyre
En mai 2015, les militants de l’État islamique entrent dans la ville antique de Palmyre. Rivés à leurs écrans de télévision, les Européens se préparent au pire. Les terroristes de Daech conduisent les exécutions publiques dans le théâtre antique, ils décapitent le directeur des antiquités de la ville après l’avoir torturé, et ils détruisent les vestiges archéologiques. En mars 2016, grâce aux bombardements russes, la reine de l’Orient est reprise par les troupes gouvernementales. Trois mois plus tard, l’orchestre du Mariinsky interprète des airs de Bach, de Prokoviev et de Shchedrin au milieu des ruines antiques; le concert sera retransmis à la télévision russe. Le message est clair: la “Troisième Rome” est de retour; face au terrorisme islamique et au déclin moral de l’Europe, la Russie est le garant de la civilisation, le dernier rempart contre le chaos et la barbarie.
L’accord de Sochi
Le 9 octobre, à la suite du retrait américain annoncé par le président Trump, les Turcs franchissent la frontière pour en chasser les Forces démocratiques syriennes (FDS). Quelques jours, plus tard, les Kurdes annoncent un accord avec Assad. Deux divisions gouvernementales, appuyées par les Russes, sont en route vers la zone de combat. Erdogan est coincé; il rencontre Poutine à Sochi. Un accord provisoire est conclu. Le sultan d’Ankara obtient sa bande de sécurité à sa frontière, des patrouilles conjointes turques et russes sont chargées de la surveiller, les Kurdes se retirent quelques kilomètres dans les terres. Deux jours après l’accord, les avions russes intensifient les bombardements sur les positions des factions rebelles à Idlib, dont la reconquête est la priorité du régime de Damas.
Et comme par hasard, le samedi 26 octobre, soit 17 jours après le déclenchement de cet incroyable jeu de dominos, Al Baghdadi est neutralisé par des commandos américains dans un compound situé à quelques kilomètres de la frontière turque et dans la même région. En gérant les uns et les autres, en refusant le jeu classique des “alliances”, Poutine a gagné sur tous les plans. Comment en est-on arrivé là?
La partition de Damas
Tout commence en 2011 avec le printemps arabe et le début de la guerre civile en Syrie. Très vite, il apparaît que la partie ne va pas être simple pour le régime alaouite d’Assad. Dès juin 2012, les Russes s’installent sur la base navale de Tartus, conseillent le gouvernement et observent la situation. Mais en septembre 2015, le régime d’Assad est au bord de s’écrouler et Damas pourrait être prise. Le pays est au bord du chaos, avec les conséquences que l’on peut imaginer pour l’Europe. L’intervention russe commence: outre la base navale de Tartus, l’armée de l’air investit la base de Khmeimim d’où décollent des bombardiers et chasseurs qui pilonnent des positions rebelles. La stratégie de Poutine est simple; il faut garantir la survie du régime avant tout, et pour cela, repousser les factions hostiles à Assad de façon à “dégager” l’armée syrienne, assiégée de toutes parts. Au total, l’opération implique 5000 hommes, militaires bien entraînés, spetsnaz ou forces spéciales russes, un croiseur, un groupe naval autour du porte-avions Kuznetsov, et 69 avions, bombardiers, chasseurs, appareils de reconnaissance…
Si la mission est remplie au printemps 2016, Moscou s’installe durablement comme garant de la stabilité du régime et de sa pérennité territoriale au cœur de la région. En moins de sept ans, le Kremlin est devenu l’arbitre du Proche-Orient. Mais qu’y cherche-t-il?
Le projet russe
Moscou n’a pas un objectif stratégique dans la région, il en a plusieurs. D’abord, l’affirmation et la projection de la puissance russe après l’humiliation historique que représente l’effondrement de l’Union soviétique. On raconte que Poutine, de retour à Saint-Pétersbourg après des années comme agent du KGB en Allemagne de l’est, s’est retrouvé en 1990 à faire le taxi. Il a déjà vécu la fin d’un monde, a obtenu le pouvoir et s’est donné pour mission de refaire du pays une puissance mondiale.
Mais pour cela, la Russie doit s’opposer à l’hégémonie américaine. Moscou est convaincu que si l’on laissait faire les Américains, ils renverseraient tous les dirigeants qui ne leur conviennent pas, et n’hésiteraient pas à refaire les cartes des pays qu’ils envahissent. Ils doivent donc absolument être contenus. Et la meilleure façon de le faire, c’est de contrecarrer leurs projets, les occuper, les distraire afin de laisser le “nouveau tsar” reconstruire sa zone d’influence historique en Europe slave (annexion de la Crimée, “occupation” de l’Ukraine, menaces contre les pays baltes, tentative d’assassinat du président monténégrin…), en Asie centrale et dans le Caucase. Et quel meilleur terrain pour occuper les Américains que le Proche et Moyen-Orient, là où ils s’enlisent depuis vingt ans?
Ensuite, il y a l’accès aux mers du sud. Ici, Poutine s’inscrit dans une continuité historique. Au 17ème siècle, Pierre Le Grand s’oppose à l’empire ottoman pour le contrôle de la mer noire, Nicolas II se lance dans la première guerre mondiale en espérant accéder aux détroits du Bosphore et des Dardanelles, le régime soviétique noue des alliances en Égypte et en Syrie, offrant un accès stratégique à l’est de la Méditerranée. Avec leur expérience de la guerre de Tchétchénie, les Russes veulent aussi combattre le terrorisme quand il est trop proche de leurs frontières (des milliers de combattants tchétchènes et des républiques caucasiennes auraient rejoint les rangs de Daech).
Enfin, Moscou a aussi une autre carte du monde énergétique. Contrairement aux États-Unis, leur géopolitique n’est pas centrée autour du pétrole. Si les Américains visent avant tout à sécuriser leurs approvisionnements (bien que cela aussi soit en train de changer), les Russes s’enrichissent quand le baril s’embrase. Un cynique pourrait ainsi prétendre que l’intérêt russe réside dans le maintien d’un équilibre instable dans le monde arabe. En termes plus prosaïques, quand une raffinerie saoudienne explose, le rouble s’envole. Moscou ne cherche donc pas à contrôler les États pétroliers et abandonner les autres. Le jeu du Kremlin est beaucoup plus fin.
Le judoka
Avec son expérience (douloureuse) de l’Afghanistan, la Russie a compris que les alliances au Proche-Orient, Moyen-Orient et Asie centrale sont toujours fluides et provisoires. La Russie n’a pas d’ennemis ni d’alliés indéfectibles. Elle parle à tous, déchiffre leurs motivations, et prend parti pour les uns ou les autres selon ses intérêts.
En réalité, loin d’être un grand maître d’échecs, le dirigeant du Kremlin est une ceinture noire de judo. Et qu’apprend le judo? Utiliser à son avantage la force de l’adversaire, surprendre, déconcerter. On raconte que le fondateur du judo, Jigoro Kano, s’inspira du spectacle des branches de cerisiers qui cassent sous la neige tandis que les roseaux plient et se relèvent. Pour Vladimir Poutine, le Proche-Orient est un dojo (lieu où l’on pratique le judo). Il faut avoir une idée claire de ses objectifs (sauver Assad, utiliser la Syrie comme épicentre de ses efforts proche-orientaux, en préserver l’intégrité territoriale et s’y installer à moindre coût), étudier l’adversaire (Turcs, Américains…), profiter de ses divisions (Turcs, Américains et Européens), être opportuniste (attendre que Assad soit faible pour imposer ses conditions, mais intervenir avant qu’il ne soit trop tard), toujours avoir quelque chose à échanger (soutenir les Kurdes quand Erdogan entre en Syrie pour le pousser à négocier…), renverser l’adversaire avec fulgurance (l’intervention de septembre 2015).
Et de même que le judo n’est pas un sport d’équipe, la Russie est partenaire de tous (Iran, Syrie, Irak, Israël, Arabie saoudite) et alliée de personne. Avec sa Realpolitik du 19ème siècle, habituons-nous à écouter du Prokoviev ou du Borodine sur les bords de l’Euphrate.