Publié par CEMO Centre - Paris
ad a b
ad ad ad

Le trouble jeu de la Turquie dans la chute d'Al-Baghdadi

mardi 29/octobre/2019 - 09:01
La Reference
طباعة
Outre la mort d'Abou Bakr al-Baghdadi, l'opération menée samedi par les forces spéciales américaines contre une maison de Baricha, dans le nord-ouest de la Syrie, apporte une autre information d'importance. L'éphémère « calife » de Daech, que l'on pensait caché quelque part dans la zone désertique entre la Syrie et l'Irak, là même où a pris fin son « califat » en mars dernier, avait en réalité trouvé refuge dans un village de 7 000 âmes situé à Idleb, à moins de cinq kilomètres de la frontière turque.
« La Turquie doit nous fournir des explications », a réagi dimanche Brett McGurk, l'ancien envoyé de la Maison-Blanche pour la coalition anti-Daech en Irak et en Syrie, dans une tribune au Washington Post. « Baghdadi n'a pas été retrouvé dans ces régions traditionnelles dans l'est de la Syrie ou dans l'ouest de l'Irak – mais simplement à quelques miles de la frontière turque, et dans la province d'Idleb, qui a été protégée par une dizaine d'avant-postes militaires depuis le début de l'année 2018 », a rappelé l'ancien diplomate américain, qui a démissionné de son poste en décembre 2018 pour protester contre la décision de Donald Trump de retirer un premier contingent de soldats de Syrie.

Services de renseignements turcs

La résidence où a été retrouvé le « calife » djihadiste appartient à Abou Mohamad Salamé, un membre de Tanzim Hurras ad-Din, organisation issue de Hayat Tahrir al-Cham (HTS). Anciennement connu sous le nom de Front al-Nosra, la branche syrienne d'Al-Qaïda, HTS s'est allié à partir de 2015 à d'autres groupes islamistes et d'anciens membres de l'Armée syrienne libre pour former l'Armée de la conquête et s'emparer du nord-ouest de la Turquie aux dépens du régime syrien. « L'Armée de la conquête, dont faisait partie HTS, a été entraînée en Turquie et alimentée en armes et en combattants par Ankara », rappelle le géographe Fabrice Balanche, maître de conférences à l'université Lyon-2 et spécialiste de la Syrie.

Dernier bastion des opposants à Bachar el-Assad, la province d'Idleb a été épargnée par un retour du régime syrien grâce à un accord conclu en septembre 2018 entre la Russie et la Turquie. Celui-ci a abouti à la création d'une zone démilitarisée à Idleb, ainsi qu'à la mise en place à travers la province de douze postes d'observation contrôlés par l'armée turque pour la surveiller. Mais dans les faits, Hayat Tahrir al-Cham conserve toujours la mainmise sur ce territoire. Désormais considéré comme une « organisation terroriste » par Ankara, HTS a profité de la fin du « califat » de Daech pour récupérer un certain nombre de ses combattants. « Il existe aujourd'hui des liens établis entre HTS et les services de renseignements turcs du MIT et rien de ce qui se passe dans cette zone ultrasensible n'échappe à leurs oreilles », poursuit Fabrice Balanche. Selon le New York Times, Abou Bakr al-Baghdadi se trouvait à Baricha depuis plus de trois mois. « Il est donc difficile d'imaginer que HTS n'ait pas su qu'Al-Baghdadi se cachait dans la zone et que les Turcs n'en étaient pas informés », souligne le géographe.

Déconfliction

La Turquie a en tout cas été publiquement remerciée dimanche matin par Donald Trump, aux côtés de la Syrie, de l'Irak, de la Russie et des Kurdes de Syrie, lorsque le président américain a confirmé depuis la Maison-Blanche l'élimination du chef de Daech. Mais s'il apparaît que les services de sécurité irakiens et kurdes ont effectivement fourni des renseignements clés à Washington, obtenus de la part d'anciens compagnons de lutte d'Al-Baghdadi, pour permettre de localiser le chef de Daech, il n'en va pas de même pour Ankara, qui a été tenue écartée de l'opération, selon les révélations du magazine Newsweek, le premier à avoir annoncé le décès d'Abou Bakr al-Baghdadi.

À en croire le ministère turc de l'Information, il y a bien eu « des échanges d'informations et une coordination entre les autorités militaires des deux pays » en préalable à l'opération américaine. Mais il apparaît clairement que ceux-ci ont uniquement porté sur un mécanisme de « déconfliction » entre les deux pays, c'est-à-dire une coordination entre leurs armées afin qu'elles ne se télescopent pas, ainsi que sur l'ouverture par la Turquie de son espace aérien aux hélicoptères américains de sorte qu'ils puissent pénétrer plus facilement dans le nord-ouest de la Syrie, sans passer par les zones sous le contrôle du régime syrien. Soit tout ce qu'il y a de plus normal pour deux alliés de l'Otan.

« Révélateur »

Plus étrange en revanche, le fait que les États-Unis n'aient pas utilisé pour leur opération la base aérienne d'Incirlik, pourtant principal site de l'organisation en Turquie, située à 200 kilomètres de la ville de Baricha, pour privilégier celle d'Erbil, dans le Kurdistan irakien, à 700 kilomètres de là. « Il est révélateur que l'armée américaine ait choisi de lancer son opération à des centaines de miles en Irak, alors qu'elle disposait d'installations en Turquie, un allié de l'Otan, juste de l'autre côté de la frontière », pointe l'ex-diplomate américain Brett McGurk dans sa tribune au Washington Post.

La Turquie a toujours joué un jeu trouble vis-à-vis des djihadistes dans la crise syrienne. Farouche opposant de Bachar el-Assad, le président turc Recep Tayyip Erdogan a longtemps ouvert sa frontière aux djihadistes d'al-Nosra et de Daech pour précipiter la chute du président syrien, avant d'être frappé à son tour par plusieurs attentats de l'État islamique sur le territoire turc à partir de 2015. Impuissant face à la reconquête de la Syrie par le régime syrien et ses alliés russes et iraniens, le raïs turc a dès lors privilégié la lutte contre les forces kurdes syriennes du YPG (unités de protection du peuple, force armée kurde syrienne liée au Parti des travailleurs du Kurdistan, considéré par Ankara comme terroriste, NDLR) plutôt que celle contre Daech, quitte à utiliser pour ce faire des forces arabes djihadistes (non liées à l'organisation État islamique, NDLR), qui se sont rendues coupables de nombreuses exactions.

Au soir de l'annonce par Donald Trump de la mort d'Abou Bakr al-Baghdadi, Recep Tayyip Erdogan a en tout cas salué sur Twitter un « tournant » dans la lutte contre le terrorisme, non sans ajouter :« La Turquie continuera à soutenir les efforts antiterroristes, comme elle l'a fait par le passé. »

"