« Al-Baghdadi est plus important mort que vivant »
Auteur de « Daech, la suite », le chercheur Sébastien Boussois explique pourquoi l'organisation devrait survivre à la mort de son chef.
L'homme le plus recherché au monde n'est plus. Deux ans après la chute de Raqqa, ancienne « capitale » du califat qu'il a autoproclamé, Abou Bakr al-Baghdadi, le chef de l'organisation État islamique, a été tué lors d'une opération militaire américaine menée samedi dans le nord-ouest de la Syrie, a annoncé dimanche Donald Trump. En obtenant la peau du leader de Daech, le président américain tient sa grande victoire dans la lutte contre le terrorisme, pouvant justifier, à ses yeux, le retrait des troupes américaines en Syrie entamé le 13 octobre dernier.
Pourtant, même sans son « calife », l'organisation djihadiste reste active de l'Indonésie jusqu'au nord du Nigeria, et a toujours la capacité d'organiser des attentats dans tout l'Occident. Chercheur en sciences politiques associé à l'Université libre de Bruxelles et à l'Université de Montréal, Sébastien Boussois a publié le 5 septembre dernier Daech, la suite. Dans une interview au Point, ce spécialiste du Moyen-Orient explique pourquoi l'organisation État islamique peut survivre à la mort de son créateur.
Le Point : la mort d'Abou Bakr al-Baghdadi porte-t-elle un coup fatal à Daech ?
Sébastien Boussois : il est clair que l'élimination d'Abou Bakr al-Baghdadi, si elle était confirmée, marque la deuxième fin du califat islamique de Daech tel qu'il a été promulgué et incarné par son chef, après la chute de Raqqa, la « capitale » de l'État islamique, en octobre 2017. Maintenant, l'idéologie de Daech reste aujourd'hui présente dans la tête de milliers d'individus, qui vont suivre l'« œuvre » d'al-Baghdadi. La mort de ce dernier ne change pas fondamentalement ce projet djihadiste. Cela fait longtemps que ses hommes savaient pertinemment qu'il finirait éliminé.
L'aura d'al-Baghdadi peut-elle survivre à sa mort ?
À mon sens, Abou Bakr al-Baghdadi est beaucoup plus important mort que vivant. Il va basculer dans la mythologie islamiste comme un des grands personnages du « renouveau » djihadiste. Il reste l'homme qui a réussi d'une certaine manière à recréer le califat, une résurrection inédite depuis la fin de l'Empire ottoman en 1923. C'est le premier homme depuis cette date à avoir voulu réunifier les deux capitales arabes historiques que sont Bagdad et Damas. Aux yeux des djihadistes, il va devenir un héros dans le combat pour la matérialisation de ce territoire. Par son message, il aura réussi à inspirer des milliers de jeunes qui ont quitté leur pays et leurs repères pour rejoindre le « califat ». Ce n'est définitivement pas l'image de l'homme traqué qu'a donnée Donald Trump.
Où en est le mouvement djihadiste aujourd'hui ?
Ce n'est pas parce qu'on a coupé la tête de l'hydre djihadiste que l'on a définitivement anéanti le mouvement. Pendant que les efforts du monde entier étaient concentrés sur l'élimination d'al-Baghdadi, d'autres têtes ont pu émerger dans les autres franchises de Daech. Au-delà du « calife », les mouvements qui ont fait allégeance à Daech sont présents localement dans quarante pays. La manière dont cette hydre djihadiste s'est développée fait qu'elle peut fonctionner aujourd'hui sans figure tutélaire
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La dernière offensive turque en Syrie et le retrait américain qui l'a accompagnée ont-ils donné un second souffle à Daech ?
En effet, l'offensive turque en Syrie a déjà provoqué l'évasion d'une centaine de djihadistes. Mais, avant même cette opération, un rapport du Conseil de sécurité de l'ONU estimait en septembre que de 20 000 à 30 000 membres de Daech étaient toujours en vie, prêts à en découdre sur d'autres terres de djihad, et évaluait les ressources financières dont dispose aujourd'hui l'organisation à 50 à 300 millions de dollars. Afin d'assurer la pérennité du mouvement, un certain nombre de djihadistes de haut rang n'ont pas combattu jusqu'au bout en Syrie et ont quitté le pays pour d'autres terres de djihad avant la chute du dernier réduit de Baghouz, en mars dernier. Le but est de relancer le mouvement à la première opportunité.
Existe-t-il un risque lié aux djihadistes repris par le régime syrien ?
Je dispose d'informations des services de renseignements américains, qui m'ont été confirmées par une source de confiance, selon lesquelles Bachar el-Assad pourrait utiliser les djihadistes que ses forces ont récupérés en Syrie contre l'Europe. Il s'agirait pour le président syrien de négocier avec les combattants islamistes pour sanctuariser le territoire syrien contre la menace terroriste, puis de leur livrer des armes pour frapper l'Europe. Ainsi, Bachar el-Assad obtiendrait sa vengeance contre les Occidentaux qui ont laissé partir de nombreux jeunes djihadistes en Syrie. Il est nécessaire de rappeler que Bachar el-Assad a déjà instrumentalisé les djihadistes étrangers après la chute de Saddam Hussein, en 2003, pour s'en prendre aux forces américaines occupant l'Irak.
Bachar el-Assad compte-t-il se servir de ces djihadistes comme monnaie d'échange pour obtenir une normalisation de ses relations, par exemple avec la France ?
La carte djihadiste peut effectivement servir de monnaie d'échange afin que Bachar el-Assad soit réintégré dans le concert des nations. Mais c'est en réalité ce qui est en train de se produire actuellement. Les Occidentaux ont compris que Bachar el-Assad était plus que jamais au pouvoir en Syrie et qu'il faudra tôt ou tard normaliser ses relations avec lui.
Dans ces conditions, la France doit-elle récupérer les djihadistes français qui ont combattu au Levant ?
Je pense que l'on doit récupérer les djihadistes dans nos prisons plutôt que de les laisser dans la nature ou aux mains de la justice irakienne. Il en va de notre sécurité. Rappelez-vous tout de même que tous les responsables de Daech se sont rencontrés dans la prison de Camp Bucca, en Irak, où a été incarcéré Abou Bakr al-Baghdadi par les forces américaines en 2004.
La menace d'attentats en France est-elle renforcée par la mort d'Abou Bakr al-Baghdadi ?
La menace d'attentats est toujours présente et je ne vois pas comment nous pourrions être plus vigilants. Le terrorisme post-moderne de Daech fait que l'organisation peut faire beaucoup de dégâts avec une attaque menée par un seul homme. Nous ne faisons pas face aujourd'hui à une menace de masse, mais à des actes plus symboliques qui causent bien plus de mal dans la psyché collective. À mon sens, nous ne nous trouvons pas dans une situation où la menace immédiate serait celle de djihadistes qui pourraient pénétrer en France pour se faire exploser, mais dans celle de jeunes Français, pas nécessairement adeptes de l'idéologie de Daech, qui pourraient s'inspirer de celle-ci, par exemple sur les réseaux sociaux, pour se radicaliser et assouvir un sentiment de vengeance. Là-dessus, je trouve que l'organisation djihadiste a réussi à provoquer des micro-guerres civiles dans nos sociétés. Par exemple, la discussion sur le retour des djihadistes en France a entraîné la résurgence du débat sans fin sur le voile, qui polarise notre pays. Or celui-ci est aujourd'hui saisi par l'extrême droite et peut plonger le jeune Français de confession musulmane dans un sentiment de malaise vis-à-vis de la République. C'est un terreau fertile pour Daech.