Liban : cinq minutes pour comprendre une contestation inédite
Jeunes, vieux, maronites, musulmans. À l'image d'une
société libanaise plurielle, ce sont des centaines de milliers de manifestants qui, dans
toutes les régions du Liban, se
mobilisent depuis cinq jours contre le régime en place et la classe politique
qui, bon an mal an, tient le pays depuis la fin de la guerre civile en 1990.
L'agence Reuters estime à 2,2 millions le nombre de
personnes mobilisées au total, soit plus d'un tiers du pays. Explications.
Qui manifeste ?
Presque tout le monde. Depuis jeudi soir, à Beyrouth la
capitale, Tripoli (nord) ou Nabatieh (sud), dans la plaine de la Bekaa, dans
les villes sunnites, druzes ou maronites, et même dans les fiefs du Hezbollah
ou du mouvement Amal, une unité exceptionnelle semble souder les Libanais pour
exprimer leur ras-le-bol. En chœur, ils reprennent les slogans du Printemps
arabe : « Révolution, révolution » ou « le peuple veut la chute du régime ».
Dès jeudi, des affrontements ont eu lieu avec les forces
de l'ordre. Dimanche, jour de repos, ils étaient des centaines de milliers à
réclamer dans une ambiance festive le départ d'une classe politique accusée
d'incompétence et de corruption, obligeant le gouvernement finalement à
annoncer ce lundi la mise en œuvre de réformes longtemps promises, et rarement
exécutées.
Quelle a été l'étincelle ?
Le mouvement a été déclenché par l'annonce jeudi d'une
nouvelle taxe sur les appels effectués via les applications de messagerie
Internet comme WhatsApp. Elles sont fortement utilisées dans un pays où
utiliser son portable coûte très cher. Face aux prix, de nombreux usagers se
contentent même d'un forfait « aphone », qui ne permet que d'utiliser Internet.
Le ministre des Finances a rétropédalé samedi, mais le
mal était fait : la contestation se nourrit de cette impression que la seule
réponse aux difficultés du pays serait une nouvelle taxe imposée à la population,
dont un tiers vit sous le seuil de pauvreté.
Qu'est-ce qui fragilise tant le pouvoir d'achat ?
L'énergie. À moins d'avoir les moyens de prendre un «
abonnement au moteur », qui coûte plus de 130 euros par mois, au profit de « la
mafia du générateur », celle qui tend des câbles illicites un peu partout dans
les rues, les Beyrouthins vivent sans énergie trois heures par jour ; ailleurs,
les coupures peuvent durer toute la journée.
Quant à l'eau du robinet, elle n'est pas potable.
Comment se porte l'économie libanaise ?
La longue guerre (1975-1990) a laissé le pays en triste
état, creusant la dette, qui atteint aujourd'hui 151 % du PIB. Bien qu'irrigué,
et jouissant de terres fertiles, le pays doit d'importer une grande part des
produits de première nécessité. Plus d'un tiers des moins de 25 ans serait au
chômage.
Et face à un coût de la vie élevé, l'économie souterraine
a pris une place colossale. Selon le FMI, elle représentait 30 % du PIB en
2011.
Quelle marge de manoeuvre a le gouvernement ?
Le gouvernement ne parvient à enclencher aucune vraie
réforme. Ni même à réguler sa pratique : en juillet dernier, le Parlement a
adopté le budget… pour l'année 2019. C'était pourtant un progrès notable :
pendant une décennie, l'exécutif n'a pas soumis de loi de finances au pouvoir
législatif.
Ce lundi, le Premier ministre Saad Hariri a annoncé
l'adoption d'une série de réformes et du budget 2020, disant soutenir la tenue
d'élections anticipées, comme le réclament les manifestants. « Votre voix est
entendue, et si vous réclamez des élections anticipées (...) moi Saad Hariri je
suis personnellement avec vous », a-t-il assuré.
Ce qui est sûr, c'est que l'exécutif a dû décréter l'état
d'urgence économique début octobre, du fait d'une pénurie de dollars. La livre
libanaise est indexée sur la monnaie américaine depuis deux décennies, toute
désindexation pourrait conduire à une dévaluation aux effets tragiques pour la
population.
Qui
détient le pouvoir ?
Officiellement, depuis qu'il a pris son indépendance, le
Liban est une République où le pouvoir se répartit entre les confessions
religieuses, à proportion de leur taille. Les maronites, catholiques libanais,
tiennent l'essentiel du pouvoir, alors qu'aucun recensement officiel n'a été
effectué depuis… 1932. Selon un recensement privé effectué fin 2018 par une
société libanaise de sondages appartenant à Jawad Adra, un laïc indépendant lié
à la communauté sunnite, le Liban compterait pourtant 5,5 millions de
nationaux, 30,6 % étaient chrétiens, 69,4 % musulmans.
Autre source de colère : depuis la guerre civile, la
classe politique n'a quasiment pas évolué, et le pouvoir est détenu par une
poignée de dynasties. Le président Michel Aoun, un ancien général de 84 ans, a
joué un rôle politique de poids dès 1989. Âgé de 81 ans, Nabih Berri est à la
tête du Parlement depuis 1992, un record. Saad Hariri, l'actuel Premier
ministre et chef du parti Courant du Futur, a repris le flambeau de son père,
assassiné dans un attentat en 2005. Les dynasties Joubmlatt ou encore Gemayel
sont également très puissantes.