Les jihadistes durablement renforcés par l’offensive turque en Syrie
L’offensive déclenchée le 9 octobre par
la Turquie en Syrie a déjà fait des centaines de morts, dont une centaine de civils, et
contraint à l’exode trois cent mille personnes. Le président Erdogan, qui avait
déjà décidé l’occupation de l’enclave kurde d’Afin en janvier 2018, s’est
assigné cette fois d’ambitieux buts de guerre: la création d’une « zone
de sécurité » à la frontière sud de son pays et le transfert dans
cette zone d’une partie des 3,6 millions de réfugiés syriens installés en
Turquie. Pour l’heure, Bachar al-Assad sort grand vainqueur de cette crise
puisque son armée, appelée à la rescousse par les forces kurdes, reprend
progressivement le contrôle de leur zone, à commencer par la ville-symbole de Kobané. Mais
c’est Daech, pourtant privé d’assise territoriale en Syrie depuis le printemps
dernier, qui pourrait le plus profiter du coup de force turc à court et moyen
terme.
L’ENJEU
DES PRISONNIERS JIHADISTES
J’avais ici-même, en juin dernier,
alerté sur « la bombe à retardement des détenus jihadistes en
Syrie ». Les Forces démocratiques syriennes (FDS), la milice
majoritairement kurde ciblée par l’offensive turque, affirmaient détenir environ 12.000 partisans de Daech, dont 2500
à 3000 étrangers. L’imprécision de ces chiffres était lié au caractère déjà
volatil de la situation locale, mais aussi à la possibilité que se réservaient
les FDS d’échanger discrètement des prisonniers avec Daech. Seule
l’intervention de la chasse américaine avait permis de contenir, en avril 2019,
la mutinerie de la prison de Derik, où sont détenus 400 jihadistes, dont une
vingtaine de Français.
Il y a tout juste un mois, c’est Abou Bakr al-Baghdadi, le chef et « calife » auto-proclamé
de Daech, qui lançait un appel à « forcer les murailles » des
« prisons de l’humiliation ». Les signaux se sont depuis
multipliés sur la préparation d’évasions collectives et coordonnées, sur le
modèle de celles organisées par Daech en Irak, notamment en
2012. L’offensive turque a naturellement accéléré ce travail de sape de Daech,
tandis que les FDS ont accrédité des rumeurs d’évasion majeure pour
contraindre les Européens à venir à leur secours. Des prisonniers jihadistes se
seraient effectivement déjà enfuis, mais de manière base individuelle plutôt
que collective. Les Etats-Unis ont pour leur part récupéré la poignée de leurs
ressortissants jusqu’alors détenus par les FDS et ils ont enjoint les autres
pays occidentaux à rapatrier au plus vite leurs compatriotes.
La France compterait aux mains des FDS
quelque 400 ressortissants, dont plus de 300 femmes et enfants dans des camps
de fortune, ainsi que 60 à 70 détenus jihadistes. Elle se trouve
aujourd’hui prise au piège de ses contradictions: soit elle
se résout à un rapatriement qu’elle a longtemps exclu, soit elle obtient de
l’Irak le transfert d’une partie au moins de ses détenus, en contrepartie de la
non-application de la peine de mort, déjà prononcée à Bagdad à l’encontre de
onze jihadistes français. Cette « formule » irakienne, très délicate
à mettre en oeuvre, n’est pas non plus de toute sécurité: le jihadiste Peter
Cherif, récemment mis en examen pour l’attentat de 2015 contre Charlie
Hebdo, s’était…
évadé d’une prison irakienne en 2007.
DAECH
DANS LE SILLAGE D’ASSAD
En pactisant avec le régime
Assad, la branche syrienne du PKK, le Parti des travailleurs du
Kurdistan, qui contrôle les FDS, espère à la fois limiter la portée de
l’offensive turque et préserver la plus grande part de l’autonomie établie
depuis cinq années. Quel que soit le succès de ce double pari, la
réinstallation de la dictature et de son appareil répressif dans les régions
que les FDS avait reconquises sur Daech ne pourra qu’y encourager le
retour de flamme jihadiste. Les FDS ont en effet tout intérêt à se replier sur
les zones majoritairement kurdes et à abandonner au régime Assad, à son armée
et à sa police, les territoires majoritairement arabes. C’est particulièrement
vrai à Rakka, où Baghdadi avait proclamé son « Etat islamique » en
2013, ville détruite à 80% lors de sa libération en 2017, sans que jamais la coalition ni les FDS n’entament une
reconstruction digne de ce nom.
Le symbole de Kobané, conquise sur
Daech par les FDS en 2015, et livrée par ces mêmes FDS au régime Assad, est
déjà fort en soi. Un retournement du même ordre à Rakka fera bientôt de la coalition menée par les Etats-Unis l’instrument
de fait de la restauration de la dictature, contre laquelle les populations
locales s’étaient soulevées en 2011. D’ores et déjà, la propagande jihadiste martèle que la
chute de Daech n’a semé que ruines et désolation et elle appelle à la « vengeance » contre
des « libérateurs » présentés comme des « occupants ».
Les partisans de Baghdadi, qui se préparaient à une guérilla de basse intensité et de longue durée, ont désormais
l’opportunité d’intensifier leur planification, leur recrutement et leurs
opérations. Ils n’ont plus qu’à s’engouffrer dans le vide bientôt laissé béant
par le repli des FDS, tirant ainsi un profit maximal de l’offensive turque en
Syrie.
Il s’agit bel et bien d’un authentique désastre. Un tel désastre, à défaut d’être
évité, aurait au moins pu être contenu si, au lieu de miser aveuglément sur une présence durable des Etats-Unis en Syrie,
chacun s’était préparé à leur inéluctable retrait, et ce dès les annonces de
Trump en décembre 2018.