Avec l’intervention turque, comprendre le rôle des principaux acteurs en Syrie
Syriens, Kurdes, Turcs,
Iraniens, Russes, Américains, Français... Il est difficile d’avoir une lecture
synthétique de la guerre en Syrie, qui dure depuis 2011. L’opération
turque lancée le 9 octobre contre les Kurdes dans le nord-est du pays illustre
cette difficulté, avec de nombreux États qui sont, d’une manière ou d’une
autre, concernés par ce nouveau développement. Cartogramme à l’appui, nous
faisons le point sur le rôle de chacun des principaux acteurs.
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Les Kurdes, vainqueurs contre Daech, se retrouvent grands perdants
Depuis le début du
conflit en Syrie, les Kurdes, historiquement présents dans le nord du pays,
avaient réussi à gagner une large autonomie en combattant les divers groupes
djihadistes, notamment l’État islamique. En 2015, parrainée par les
États-Unis, une
coalition arabo-kurde, mais dominée sur le terrain par les Kurdes, est lancée:
les Forces démocratiques syriennes (FDS). L’objectif était d’en finir avec
Daech en Syrie, mais aussi d’endiguer le gouvernement syrien lancé en pleine
opération de reconquête avec ses alliés russe et iranien. Depuis 2017, les
FDS contrôlent tout le territoire syrien situé à l’est de l’Euphrate,
au grand dam de Damas. Mais, sur le terrain, les Kurdes syriens, d’obédience
marxiste, sont dominés (quoiqu’officieusement) par les Kurdes turcs du PKK
(Parti des travailleurs du Kurdistan), bête noire d’Ankara depuis sa création
en 1978.
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Les Turcs veulent leur corridor le long de la frontière
Les Turcs, qui ont
recueilli sur leur sol plusieurs millions de migrants syriens, ce qui
leur permet de faire pression sur l’Europe, menacent depuis
longtemps d’une grande intervention en Syrie contre les Kurdes, qu’ils
considèrent comme des terroristes. Deux opérations militaires turques ont déjà
eu lieu dans le nord syrien à Jarabulus et Al-Bab (opération
«bouclier de l’Euphrate» lancée le 24 août 2016) et à Afrin (opération
«rameau d’olivier» lancée le 20 janvier 2018). La
troisième opération, lancée le 9 octobre 2019 sous le nom de «source
de la paix» et de plus grande ampleur, a lieu toujours au nord,
mais plus à l’est: les forces turques et leurs supplétifs syriens (au sol, les
combats sont surtout menés par les rebelles syriens pro-Turcs issus de groupes
salafistes comme Ahrar al-Cham et rebaptisés «Armée nationale syrienne» pour
l’occasion) ont déjà repris des villes frontalières comme Tall Abyad. Ankara
entend contrôler un
corridor de 30 kilomètres de large tout le long de la frontière syrienne pour
repousser les Kurdes mais également pour y installer l‘immigration syrienne que
la population turque commence à rejeter, ce qui représente un risque électoral
pour Recep Erdogan.
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Les Syriens veulent reprendre le contrôle des zones kurdes
Pour les Syriens, cette
opération est paradoxalement une aubaine. Paradoxalement car, dans l’absolu,
une intervention turque représente une ingérence étrangère, qui rogne sur la
prétention de Damas à regagner son territoire d’avant-guerre. Mais, dans le
même temps, l’intervention turque pousse les Kurdes à se jeter dans les bras
syriens, ce qui permet à Damas d’espérer une reprise en main du territoire des
FDS situé à l’est de l’Euphrate, où se
situe la majorité des hydrocarbures du pays et qui était jusque-là une zone
d’influence américaine. D’ores et déjà, dimanche 13 octobre, les
médias du gouvernement syrien ont annoncé l’envoi de deux divisions syriennes
vers les zones kurdes où a lieu l’intervention turque. L’administration kurde a
aussi confirmé
l’existence d’un accord avec Damas. Jusqu’à présent, le
gouvernement syrien refusait de négocier avec les Kurdes, qui exigeaient des
garanties en matière d’autonomie comme préalable à toute discussion.
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Les Russes veulent redistribuer les cartes
Ces négociations entre
Kurdes et Syriens se déroulent sous médiation russe. Depuis son
intervention militaire aux côtés de Damas en 2015,
la Russie a progressivement gagné le rôle de chef d’orchestre, qu’elle a obtenu
par sa capacité à parler à tous les acteurs. Parmi eux, ses alliés iranien et
syrien évidemment, mais aussi ceux qui étaient ses adversaires sur le terrain,
parmi lesquels les puissances sunnites, sans oublier Israël. Dès 2016, le
rapprochement entre Vladimir Poutine et Recep Erdogan - véritable retournement
dans le conflit - a permis à Moscou d’organiser des pourparlers dans le cadre
du processus d’Astana, capitale du Kazakhstan. En pratique, les
Russes jouent les arbitres entre Damas, Téhéran et Ankara:
en échange d’un aval russe aux deux premières interventions turques contre les
Kurdes, la Syrie a pu considérablement renforcer son emprise territoriale après
qu’Ankara a diminué son soutien aux zones rebelles. Moscou pourrait, là encore,
jouer les équilibristes en autorisant une certaine avancée turque tout en
obtenant une contrepartie pour Damas, qui pourrait concerner les zones kurdes
(moins le corridor turc) autant que la région d’Idlib, dernière poche rebelle,
sur laquelle Ankara exerce encore une influence.
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Les Iraniens favorables à un corridor terrestre entre la Syrie et l’Irak
Les Iraniens pourraient
voir d’un bon œil le retour de l’Armée syrienne et de leurs milices chiites à
l’est de l’Euphrate dans la zone tenue par les FDS. L’objectif des Américains,
en organisant cette coalition arabo-kurde, était aussi d’endiguer Damas et de
créer une zone tampon entre l’Irak et la Syrie. Les États-Unis se méfient des
ambitions iraniennes généralement résumées par l’expression d’«arc chiite» (expression
approximative car sa dimension religieuse n’est pas essentielle) qui passerait
par Téhéran (Iran), Bagdad (Irak), Damas (Syrie) et Beyrouth (Liban). Ce
corridor terrestre qui permet à l’influence iranienne de s’étendre jusqu’aux
rives de la Méditerranée orientale existe
déjà par le sud de la Syrie, mais il serait largement renforcé si le
gouvernement syrien retrouvait le contrôle de tout l’est du pays.
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Les Américains se retirent en ordre dispersé
Les bouleversements de
ces derniers jours découlent directement des
annonces ambiguës de Donald Trump sur un retrait plus ou moins effectif, rapide
et massif des troupes américaines stationnées auprès
des FDS dans l’est syrien, notamment des forces spéciales présentes à la
frontière turque. Même si le président américain a menacé d’anéantir économiquement
la Turquie au moyen de sanctions, les annonces de la Maison-Blanche ont été
perçues par la Turquie comme un feu vert pour déclencher la semaine dernière
son opération militaire. Donald Trump, élu en
2016 sur une ligne critique contre les «guerres inutiles» au Moyen-Orient,
n’a jamais fait mystère de son souhait de retirer les soldats américains de
Syrie après la «défaite» de l’État islamique. En décembre 2018, il avait déjà
annoncé un premier retrait, avant de faire machine arrière. Cette fois-ci, les
choses s’accélèrent pour Washington qui, depuis 2011, n’a jamais réussi à fixer
un cap en Syrie, entre soutien aux groupes rebelles (le plus souvent
islamistes), combat contre Daech et lutte contre le gouvernement syrien.
● Les Français condamnent
mais manquent de solutions
La France est engagée sur
le terrain puisque plusieurs centaines de forces spéciales sont déployées
auprès des FDS. Mais sans les Américains, impossible pour les Français de se
maintenir, ne serait-ce que pour des raisons logistiques. L’Élysée
a ainsi fait savoir que la France allait prendre «dans
les prochaines heures» des mesures pour garantir la sécurité des personnels
français militaires et civils présents dans le nord-est. Plus largement, la
France manque de leviers pour peser dans le dossier syrien, ce qui ne l’empêche
pas de condamner «dans les termes les plus fermes» l’opération turque.
Pour Paris comme pour les chancelleries européennes, les
risques sont grands, en matière migratoire (si Recep Erdogan
choisit d’utiliser ce moyen de pression) et
sécuritaire. Les Kurdes retenaient prisonniers des centaines de
djihadistes occidentaux qui risquent de se retrouver aux mains des Turcs ou des
Syriens s’ils n’ont pas profité des combats pour se volatiliser.