Soudan, Yémen: qu’est-ce qu’un «État failli»?
Le Soudan, comme le Yemen, sont en pleine
transition politique. Pour le chercheur au CNRS Marc Lavergne, ces
bouleversements laissent apparaître de nouvelles formes de souveraineté et de
gestion des États, bien loin de celles héritées de la colonisation et du modèle
westphalien.
Marc
Lavergne est directeur de recherche au CNRS, spécialiste du Moyen Orient et de
la Corne de l’Afrique.
Le
mouvement de contestation populaire déclenché au Soudan en décembre 2018 semble
avoir atteint ses objectifs, avec la chute du général Omar el Béchir le 11
avril dernier et la mise en place d’une phase de transition de trois ans.
Militaires et civils semblent s’être répartis les rôles après de difficiles
négociations, ponctuées d’épisodes sanglants, comme le massacre d’une centaine
de manifestants le 3 juin. Le mois d’août a vu l’adoption d’une déclaration
constitutionnelle fixant le cadre de la transition, ainsi que la nomination
d’un Conseil souverain composé de 11 membres, à parité entre militaires et
civils. Au chef de l’État, le général Abd el Fattah al Burhan, s’est adjoint un
premier ministre civil, Abdallah Hamdok, personnage compétent et respecté sur
la scène internationale où il a fait carrière. Son rôle est de restaurer une
économie à l’arrêt, grâce à son crédit auprès des bailleurs de fonds
internationaux. Déjà, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis avaient de
concert promis une aide de 3 milliards de dollars, pour permettre la reprise
des importations de produits de première nécessité et de restaurer la valeur de
la monnaie.
Derrière
les atermoiements de la transition démocratique, un tournant majeur est en jeu
au Soudan.
Pourtant,
de nombreuses ombres demeurent au tableau: la nomination du cabinet a pris du
retard, sans doute pour cause de mésententes au sein de l’Alliance pour la
Liberté et le Changement, ou entre celle-ci et la junte militaire. Mais
surtout, une particularité de la situation soudanaise est l’existence d’un
troisième protagoniste, les Rapid Support Forces (RSF) et leur chef, le
«général» Mohamed Hamdan Dagalo, communément appelé Hemedti. À la tête d’une
puissante milice de 60 000 hommes, issus des tristement célèbres janjawids qui
sévirent au Darfour au début des années 2000, ce personnage ambitieux et sans
scrupule est officiellement le numéro 2 du nouveau régime: en réalité c’est
«l’homme fort» du nouveau pouvoir. Soutenu par l’Arabie saoudite, à laquelle il
fournit des milliers de mercenaires pour mener la guerre au Yémen, il ne cache
pas son aversion pour le processus de démocratisation en cours, et attend
l’occasion de s’emparer du pouvoir.
Le Soudan,
symbole d’une Afrique en recomposition
Ce
qui est en jeu, derrière les atermoiements de la transition démocratique, c’est
en fait un tournant majeur dans le fonctionnement de la société soudanaise:
celle-ci est historiquement clivée entre d’un côté les riverains de la vallée
du Nil au nord de la capitale et les centres urbains du Soudan central, de
culture arabo-musulmane, détenteurs de la suprématie culturelle et aujourd’hui
fers de lance de la contestation civile du pouvoir militaire, et de l’autre les
périphéries marginalisées et ethniquement diversifiées. Des mouvements de
libération armés, qui ne revendiquent ni sécession ni même autonomie, mais
seulement la fin de l’exclusion dont ils sont l’objet, sont actifs dans les
provinces du Darfour, des monts Nouba et du Sud Nil Bleu, loin de la capitale.
Ceux-ci, longtemps combattus par Hemedti, ne se sentent pas impliqués dans les
changements en cours à Khartoum, s’estimant une nouvelle fois ignorés par les
élites de la capitale. Paradoxalement, ils se rapprochent donc de leur
bourreau, chef des RSF, pour dessiner avec lui les contours d’un nouveau Soudan
qui pourrait aboutir à un renversement de polarité entre le centre et les
périphéries.
Beaucoup
d’États africains deviennent le champ clos de rivalités entre puissances
extérieures avides de matières premières.
Au
lieu des parallèles fallacieux souvent évoqués avec les «printemps arabes», on
ne peut s’empêcher de rapprocher la situation soudanaise de celle des États
faillis du Sahel, dont les élites installées par la puissance coloniale sont
aujourd’hui aux prises avec des contestations multiformes issues de leurs
périphéries marginalisées. Ces mouvements entraînent la désagrégation des États
hérités de la colonisation.
Ils
se conjuguent de plus en plus avec une autre tendance venue de l’extérieur:
l’Afrique est depuis le début du XXIe siècle érigée au rang de «continent de
l’avenir». En réalité, dans le cadre de la globalisation, nombre de ses États
échappent à la tutelle néocoloniale et deviennent le champ clos de rivalités
entre puissances extérieures avides de matières premières. Ce nouveau «Scramble
for Africa» est le fait de puissances d’envergure mondiale, comme la Chine et
les États-Unis, mais surtout d’entreprises privées d’une puissance bien
supérieure à celles des États africains.
Pragmatisme
économique et Realpolitik au secours des États faillis?
On
peut dès lors se demander si la notion d’État failli, hier infamante et
associée à un défaut de gouvernance, ne prélude pas à des recompositions sur
des bases à la fois plus homogènes, mais surtout plus pragmatiques. Pour s’en
tenir à la Corne de l’Afrique, l’Éthiopie, empire millénaire, a vu la
prééminence impériale des Amhara céder le pas à celle des révolutionnaires
tigréens, pour aujourd’hui être dirigée par un Premier ministre Oromo, musulman
de surcroît qui tente de faire face aux menaces d’implosion de la mosaïque
multiethnique instaurée à partir de 1991. De cette même année date également la
sécession du Somaliland voisin, dont la reconnaissance a été jusqu’ici rejetée
par toute la «communauté internationale». Cela ne l’a pas empêché de survivre et
d’échapper à l’instabilité de l’autre composante du pays, l’ex-Somalie
italienne, déchirée par les luttes de clans à base régionale.
Aujourd’hui,
le modèle de l’État westphalien paraît ainsi souvent remis en cause. Une
fluidité pragmatique l’emporte, fondée sur des logiques économiques nouvelles.
Par exemple, les rivages somaliens sont l’objet d’investissements portuaires
qui visent à leur rendre leur vocation «d’échelles» sur les antiques routes
commerciales de l’océan Indien et du golfe d’Aden, à l’entrée de la mer Rouge,
et de portes d’entrée vers le massif éthiopien. Nouveau géant régional: les
Émirats arabes unis sont fortement engagés dans cette entreprise ambitieuse de
mise en valeur d’un potentiel négligé. À l’heure des vastes entreprises
chinoises de réouverture des antiques «routes de la soie», ils renouent là avec
leur propre tradition maritime, et participent ainsi au développement et à la
stabilisation de la Corne de l’Afrique. À leurs initiatives diplomatiques
couronnées de succès en 2018 avec les spectaculaires réconciliations entre
l’Érythrée et ses voisins éthiopien, djiboutien et somalien, succèdent les
contrats gagnés par Dubaï Port World pour la remise en état et l’agrandissement
des ports de Berbéra, Bosaso, Kismayo, autant de points d’accès aux plateaux
éthiopiens enclavés et leurs bientôt 100 millions d’habitants.
Les
Émirats arabes unis préparent activement l’ère post-pétrolière.
Aujourd’hui,
les rives du Yémen de l’autre côté du golfe d’Aden, sont l’objet de combats
meurtriers entre de multiples protagonistes aux contours et aux enjeux mal
définis. Mais derrière la question posée de l’unité du Yémen, et de la
légitimité de son président, se pose là aussi celle de la volonté de la
population de se doter d’institutions adaptées, et de moyens de s’intégrer de
manière efficace à l’économie-monde: si Aden a vocation à redevenir le port
d’entrée de la mer Rouge, et un pôle de desserte régional entre le
sous-continent indien, la péninsule arabique et le continent africain,
peut-être aurait-elle besoin d’une structure de cité-État, comme le furent les
prospères cités italiennes ou hanséatiques, épaulée du chapelet de ports de
desserte locale ou régionale sur les côtes du Hadramaout. C’est de là, de
Zinjibar à Mukalla, que partirent au Moyen-Age les marins et les commerçants
des villes prospères de l’intérieur qui rayonnèrent au gré des moussons des
Comores à Canton et firent de Zanzibar le point d’entrée vers l’Afrique des
Grands Lacs et le bassin du Congo et de l’Indonésie d’aujourd’hui le premier
État musulman du monde par la population. Non loin de là, les Émirats arabes
unis préparent activement l’ère post-pétrolière. En cela, ils mobilisent leur
compétence, qui refuse le rôle de rentiers repus dont ils pourraient se
satisfaire, pour penser un avenir à long terme, à partir de leur expérience
millénaire de cités maritimes tournées vers le grand large, et de celle plus
récente, d’une fédération de cités unies par la solidarité et par un projet
commun. Cela pourrait servir d’exemple à d’autres recompositions territoriales
adaptées à un monde de plus en plus structuré par les échanges commerciaux.